Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Festival d’Avignon 2007
Avignon 2007 : Ecrivains de plateau

Quelques commentaires sur les œuvres suivantes : L’Acte inconnu – Les Feuillets d’Hypnos – Rendre une vie viable n’a rien d’une vaine question.

Article mis en ligne le septembre 2007
dernière modification le 31 août 2007

par Bertrand TAPPOLET

Partir de la scène, de son dispositif, de ses énergies telluriques, de sa combustion des mots, du corps de l’acteur mis en espace : voici quelques-unes des traversées proposées au Festival d’Avignon, qui affiche un taux de fréquentation de plus 90%. Pour une interrogation de la mise en scène de la langue qui se fait aussi espace.

Combustion des mots
"Archipel d’actes contradictoires" pour son auteur, L’Acte inconnu s’inscrit dans la même veine de langue insurgée que les opus précédents, L’Origine rouge et L’Espace furieux plus particulièrement. Dans le kaléidoscope sans cesse retourné de la "parle novarinienne", les néologismes sont d’une beauté mystérieuse, le lexique, parfois réinventé, est d’une richesse inépuisable. Le comique y est de mots et non de situations.

Ici les ombres
Carnets du maquis écrits pendant les années de résistance armée, Feuillets d’Hypnos de Char portent en eux leur propre impossibilité de mise en jeu, tant leur étrangeté, leur discontinuité semblent faire pièce à une tentative de récupération scénique. On y trouve des récits de guerre, des notes comme saisie au vol de l’action dans cette volonté d’agir en écorché. À la scène, Frédéric Fisbach a su préserver le soin apporté par le poète à l’ouverture et au final, la dimension d’une prose concassée, la dissonance des fragments, des "propositions" : la voix amplifiée change d’une bribe à l’autre. Et dans la récurrence des formules du cri, mutique ou non, les comédiens savent transmettre la limite infranchissable au pouvoir de parler si chère au poète, tout en refusant la gratuité lyrique que Char dénonce dans le sillage de Rimbaud. Les poèmes, matières-émotions ou traces, sont disséminés dans des récits elliptiques sur un ton parfois impératif (fidélité à la disposition du texte à interpeller) par des comédiens parfois suractifs, apostrophant, suscitant, maraudant tout en chansons de gestes. Et tentant de dire "les infinis visages du vivant". Le corps des acteurs sait se faire point de suspension ou d’interrogation comme la ponctuation qui termine de nombreux fragments inachevés. Char ne rêvait-il pas ses poèmes comme des blocs errants ? Ne les pensait-il pas dans leur intention performative, faisant du verbe poétique un instrument de lutte ou une invite à partager ?

Frédéric Fisbach, metteur en scène des “Feuillets d’Hypnos“ de René Char. Photo Christophe Raynaud de Lage

Tout est ainsi de l’ordre de la reconstruction, de la ressuscitation à l’enseigne d’une scénographie hantée par la téléréalité et les mises en scène du photographe plasticien Jeff Wall. Au fond, des studettes aux parois translucides sont séparées par un dressing, des douches où des corps se changent, se dévêtent, comme au cœur d’une scène surveillée par la pulsion scopique du spectateur-zappeur. C’est le titre étendard de la vague gothique, Bela Lugosi’s Dead de Bauhaus qui s’élève maintenant. L’ouverture porte en elle la dimension spectrale inscrite dans les feuillets du poète, suite de réflexions, méditations, maximes, souvenirs, d’impressions, de rushs de sensations. Chacun des comédiens prend la pose pour délier les fragments épars du poète. Recyclage post moderne donc, du théâtre dansé au voging (pompé allègrement par Madonna), en passant par les formes les plus archaïques de la représentation. En atteste une sorte d’ "orchestra" où vient se placer le chœur des 106 amateurs venus des travées se mêler aux acteurs professionnels pour composer un maillage serré et passer en alternance avec les sept comédiens les fragments devenu "espéranto" appartenant dès lors à tous. Saisie dans une tonalité bleue-grise, cette calme marée humaine s’échoue sur le plateau, comme pour Les Revenants, film de Robin Crampillon (2004), où, dans le monde, des milliers de personnes décédées ont quitté les cimetières pour investir les villes. Sans parvenir à se réinsérer dans leurs familles. La qualité majeure des Feuillets d’Hypnos réside dans ce ton singulier, qui déboussole parfois (c’est une qualité), car il ne correspond presque en rien à ce qu’on a déjà vu en matière de poésie sonore, ni à ce qu’on pourrait attendre. Fisbach pose la question délicate de l’absence et tente d’y répondre par un postulat limpide. Il fait revenir ces êtres aujourd’hui disparus, qui, un jour, par leur rassemblement sur la place du village, empêchèrent miliciens et soldatesque SS de découvrir et exécuter Char. Ensuite, ils reproduisent par couple les postures de Job raillé par sa femme (une femme penchée vers un vieillard), tableau peint par Georges de la Tour, "qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains", selon le poète. Avec un talent paradoxal, via l’irrationnel, le parodique, la satire, la chanson de geste parfois burlesque, le fantastique et la plasticité de la choralité, Fisbach rappelle à la réalité la vérité de notre humaine condition. La résistance est aussi affaire d’affirmation d’une démocratie au théâtre. Si le dénouement transfigure l’hiver en sommeil et Hypnos, frère de Thanatos, en feu, la scène vide recueille d’atmosphériques fumées, possible rappel qu’après la Libération, le carnet de guerre, hormis une page, est brûlé par son auteur. Les Feuillets sont des notes éditées par le feu. Le premier fragment n’appelle-t-il pas à enseigner "à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au-delà. Au-delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement" ?

Fiction intime
Rendre une vie viable n’a rien d’une vaine question d’Eléonore Weber se compose d’une série d’interrogations sur l’être là, au monde et aux autres. Sous la forme d’une poétique, on y évoque les propos de la responsable du Medef sur la précarité des amours, comme de l’emploi et de la santé, "formule traduisant la manière dont le capitalisme s’est molécularisé, immiscé dans les logiques les plus intimes", selon Weber. Il est aussi question des juvéniles héroïnes éthérées, mélancoliques et désespérées de la littérature russe du 19e siècle et de la destinée de Madame Bovary. Eût-elle évité ce spleen mortifère et une issue suicidaire si elle avait recouru aux services d’un coach pour réaliser un training nécessaire à "rendre une vie viable" ? Comme dans le film emblématique de la Nouvelle Vague, La Maman et la Putain de Jean Eustache, le jeu des acteurs, qui semble au départ à dessein un peu faux, aboutit à des scènes très intenses. "L’ensemble du texte se construit autour d’une course à la vie, d’une course aux désirs et des pièges que nous nous tendons à nous-mêmes dans cet acharnement à vivre. Nous travaillons autour de différents registres de textes, de présence, de voix, avec les déphasages introduits par la vidéo", précise l’auteure, qui signe aussi une mise en scène habitée du désir que les acteurs soient avant tout des "personnes s’interpellant par leur propre nom." Reflet notamment des préoccupations du mouvement queer, qui rejette les catégorisations sexuelles, l’écriture se fait fragmentaire, multipliant les phrases en suspens, les réversibilités de sens, comme ce "Je t’ai choisie parce que tu ne m’émeus pas." Comment donner corps et voix au mouvement même d’une pensée ? Difficulté à nommer, écart entre le mot et la chose. Sous le masque d’un tâtonnement qui explore les vitres sans tain que dressent les mots entre soi et le réel, la sensation, le contact avec l’autre. Et l’on débouche sur un épisode d’Air Sex. Ou comment faire l’amour tout en étant seul, modelant une absence, au fil des déclinaisons d’un bréviaire corporel de ce qui nous compose par devers nous et nous dicte nos élans, nos replis.

Bertrand Tappolet