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Bonlieu Scènes Nationale, Annecy
Annecy, Bonlieu : “Le Soleil ni la mort“

Wajdi Mouawad et Dominique Pitoiset s’associent pour proposer à Bonlieu Annecy une création autour des premières tragédies.

Article mis en ligne le octobre 2008
dernière modification le 23 octobre 2008

par Bertrand TAPPOLET

Connu dans notre région pour plusieurs mises en scènes audacieuses et réussies (Tartuffe, La Peau de Chagrin, Sauterelles de la Serbe Biljana Srblanovic), le metteur en scène français Dominique Pitoiset a commandé une partition autour des premières tragédies au dramaturge le plus en vue des scènes européennes, Wajdi Mouawad. Des archipels d’actes, des grappes de mots et des tuilages d’images au service d’un opus ambitieux, aussi sensoriel que d’une rare densité de contenus et de formes.

Réinventer une Thébaïde (poème épique latin de Stace) des temps présents : ceux du plus long conflit du XXe siècle, l’affrontement israélo-palestinien, ceux des ruines libanaises. Interrogation tournée aussi à la face de Dieu, instance pouvant régir les destinées. Voici un drame des origines, de la mémoire, de la langue qui fait exister ce qu’il nomme sur une terre hantée par les morts. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face », le constat reviendrait à Héraclite. Si pour René Char, la vérité est bien la blessure la plus rapprochée de l’astre solaire, la pièce de Mouawad fait écho à ces hommes qui, d’Œdipe à Meursault, se sont trop approchés d’une insoutenable vérité, à s’en brûler la vue. Défilent alors des thèmes archétypaux : les origines, la foi, l’errance, la guerre. Pitoiset avait l’envie de se frotter aux mythes de la Thébaïde.
« Je me suis essayé à quelques tentatives de relier Les Phéniciennes d’Euridipe, Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, Oedipe Roi, Oedipe à Colone et Antigone de Sophocle, précise le metteur en scène. En fait, cette mythologie familiale me fascine, plus que les tragédies avec les chœurs. Or, il manque de vastes pans de cette fresque généalogique dans les textes que les siècles nous ont transmis, en particulier sur les ascendants d’Oedipe. D’où l’idée de remonter aux origines de la malédiction qui pèse sur Œdipe et ses enfants, d’écrire dans les lacunes et les interstices de la tragédie grecque. Wajdi Mouawad, par son écriture et son parcours, s’est imposé d’évidence. Né au Liban, dans l’ancienne Phénicie, là où Europe fut enlevée, là où débute cette longue histoire, il a fui la guerre avec ses parents, est passé par la France, s’est installé au Québec, a abandonné sa langue maternelle. Il a la nostalgie de l’odeur des figuiers. L’exil, la relation à l’autre, la présence de l’étranger, l’utopie de la cité ou encore la croyance trament son récit. »

Mythes originels
Le Soleil… s’ouvre par une ritournelle surgie d’un conte féerique. Elle agite les membres d’un homme marionnetisé que deux manipulateurs redressent. L’homme actionne l’homme sur un teatrum mundi, une scène qui a les allures de logettes de cabarets. Bancs, acteurs, portants et marottes se combinent pour qu’un étrange ballet de mots projetés et de tragiques destinées s’impressionnent lentement. Cadmos, Laios, Œdipe, le dramaturge arpente les mythes fondateurs d’une civilisation. Trois jalons de l’histoire humaine plutôt. Cadmos est « l’homme qui marche ». Il part de la terre qui l’a vu naître pour forger une utopie ; c’est un bâtisseur de cités et un bouteur d’écriture aux hommes.
« L’homme qui boite » est Laios, maudit pour son inclination prohibée envers les juvéniles garçons et Œdipe. Laios est un adepte du socratique « connais-toi toi-même » menant à l’inquiétude du moderne Œdipe s’émancipant déjà des Dieux. C’est le « qui suis-je ? », vivant questionnement sur l’identité travaillant désormais l’humanité entière. Œdipe se confond alors avec l’éveil de la conscience chez l’homme. Œdipe, c’est précisément «  l’homme qui boite », interrogeant ses origines et précurseur de l’homme moderne envisagé comme individu.

« Le Soleil ni la mort » de Wajdi Mouawad

L’espace de ce récit pluriel délaisse les rivages de la fable linéaire et s’écarte des situations théâtrales conventionnelles avec la scène vue comme lieu d’exposition de points de vue antagonistes et résolution de ceux-ci in fine. On est ainsi proche de l’oratorio, du roman de voix passées par trois acteurs récitants magnifiques (Nadia Fabrizio, Nicolas Rossier et Philippe Gouin) — sortes d’aèdes ou rhapsodes à l’antique — rencontrant trente personnages dans ce qui est autant poème épique qu’une sorte de « Gesammakunstwerk ». Qui ose beaucoup, y compris brouiller ses signes et pistes dans une écriture baroque et kaléidoscopique, constellée de références, de l’intertextualité aux tragédies antiques. C’est ce qui permet à Pitoiset d’emmener son récit où il veut, à son rythme, comme sur une corde ultra-tendue. Son imaginaire scénique se déploie en croisant les grammaires des genres théâtraux. Pour tenter une hybridation des fabriques de l’illusion théâtrale : le jeu vidéographié avec projection imagée rencontre ainsi le théâtre de figures et celui d’ombres palpitantes. Cette forme « d’épopée flottante et de mahabarata grec » est accompagnée d’une musique originale signée André Littolf et interprétée live au piano. Elle évoque de loin en loin les compositions minimalistes du librettiste anglais Michael Nyman, collaborateur de presque tous les films de Peter Greenaway. Et n’est pas sans rappeler, dans son architecture sonore et musicale, quelques éclats de l’opéra de Philippe Glass, Einstein on the Beach. Le périple d’Œdipe est abordé sous les traits d’un homme à la parole robotisée qui risque de s’éteindre derrière "l’hypertechnicisation", l’âge des machines. Le dialogue entre Œdipe et la Sphynge touche alors juste. La réponse attendue par la Spyhnge est ici une question : « qu’est-ce que l’homme ? ». Mouawad ne soulignait-il pas ailleurs que ces pièces ne parlaient pas de la guerre, mais bien de « la tentative de rester humain dans un contexte inhumain » ?

Bertrand Tappolet

« Le Soleil… » Du 14 au 16 octobre 2008
Bonlieu Annecy. Rés. : 0033450 33 44 11