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Paris, opéra : Akhmatovani

Vu et entendu : Akhmatova - Orlando furioso - Le Messie - l’Ivrogne corrigé - L’Heure espagnole - Luisa Miller - Katia Kabanova

Article mis en ligne le 1er mai 2011
dernière modification le 3 novembre 2013

par Pierre-René SERNA

Akhmatova signe la création contemporaine à l’Opéra de Paris : une commande de la maison à un compositeur ayant le vent en poupe, Bruno Montovani, sur un livret de Christophe Ghristi (par ailleurs dramaturge de l’Opéra de Paris) et dans une mise en scène de Nicolas Joel (par ailleurs directeur de ce même Opéra de Paris…). Une conjonction de talents, en définitive.

Akhmatova raconte les souffrances et les luttes d’Anna Akhmatova, poétesse russe qui connut son heure de gloire internationale avant 1917, pour finir interdite dans le pays qu’elle avait refusé de quitter. C’est donc l’histoire d’un destin. Et l’histoire d’une victoire, de la fidélité contre l’adversité. Puisque la postérité aura finalement rendu justice à la mémoire de l’artiste. La trame de l’opéra prend un moment précis de la vie du personnage, le plus dur, sous Staline et jusqu’à sa fin, avec les horreurs de la guerre entre-temps, de Leningrad à Tachkent. Akhmatova reste seule pour finir, convaincue que son combat n’a pas été vain. Belle échappée… Christophe Ghristi, qui a su convertir le compositeur à ce sujet original et actuel, vise juste à travers son livret : un portrait féminin, pour ne pas dire féministe, réaliste et dérangeant (on notera à ce propos l’émotion, et les larmes, visibles, de l’interprète principale lors des saluts… on la comprend).

A l’Opéra Bastille : « Akhmatova » avec Fabrice Dalis (Un Sculpteur), Janina Baechle (Akhmatova), Varduhi Abrahamyan (Lydia Tchoukovskaia) et Valérie Condoluci (Faina Ranevskaia).
Crédit : Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Bruno Montovani choisit une musique intimiste pour envelopper les chanteurs, dans un arioso lointainement issu de Pelléas et Mélisande. La maîtrise orchestrale se note à une foule de détails, raffinés, divers et puissants, dans un langage musical sans anicroche, directement accessible. Il n’empêche que la succession de passages vocaux soutenus avec délicatesse, piano et pianissimo, puis régulièrement ponctués de cadences orchestrales à grands renforts de tutti et de percussions, tient de la formule, qui finit par lasser au fil des deux heures de la représentation. On comprend les impératifs – de ne pas couvrir les voix et de faire place à des sursauts –, mais on attend une surprise, un changement d’optique, un tournant… qui se font attendre. À cet égard, l’Autre Côté, le premier et précédent opéra de Montovani, que nous avions vu en 2006 à l’Opéra de Strasbourg, ménageait d’autres ressorts, une autre force, pour finir en une espèce d’explosion saisissante. Il est vrai que le sujet s’y prêtait… Mais rien n’interdit, dans le cas d’Akhmatova, de se laisser envoûter par un discours musical lancinant et émotif, comme un vaste lamento.
Car à la Bastille, la restitution musicale réunit tout pour convaincre. Pascal Rophé dirige avec une précision méticuleuse, sans un instant de relâchement. Janina Baechle incarne un rôle-titre immanent, dans l’expression et la constance de l’émission – sachant sa présence constante sur scène, mais que la sage écriture musicale ne contraint pas à l’essoufflement. Le ténor Attila Kiss campe Lev, le fils d’Akhmatova, avec une ardeur ferme malgré quelques rudesses. Reproche que l’on ne saurait adresser à Varduhi Abrahamyan, Lydia, l’amie écrivain de la poétesse, toujours claire et franche. Quant à Valérie Condoluci, elle s’acquitte avec brio de la coloratoure de Faina, la comédienne et le seul rôle pourvu de grand lyrisme. Et chez tous, se signale une réelle attention à la prosodie française (merci au librettiste !). La mise en scène de Nicolas Joel se révèle tout autant efficace, avec des personnages et situation bien posés. Reste que l’on peut être dubitatif devant un décorum chic et glacé (assez beau, au demeurant), signé Wolfgang Gussmann, qui parle étrangement des affres de la guerre et autres terreurs inhérents au sujet.

La splendeur d’Orlando
Orlando furioso constitue, au Théâtre des Champs-Élysées, le résultat d’un long parcours. Et une forme d’aboutissement, assez éclatant. Il y a d’abord le désir de Jean-Chistophe Spinosi, aidé de recherches musicologiques approfondies, de revenir à l’opéra de Vivaldi tel qu’il fut créé en 1727. Un travail étendu sur sept ans, ponctué de concerts. Car auparavant, sous l’égide d’une diva alors au zénith, Marilyn Horne, l’opéra avait réapparu, mais dans une version défigurée et raccourcie. Mais c’était déjà toute une révélation dans les années 1980… Et il y a ensuite une rencontre, qui voit ce projet tomber dans l’escarcelle du metteur en scène Pierre Audi. C’est ainsi que celui-ci – emporté par le projet ? – semble y avoir mis le meilleur de lui-même. Les deux premiers actes (d’un ouvrage d’environ trois heures trente de durée !) présente un palais vénitien, figuré par des panneaux aux photographies grises et des fauteuils de même style. Les personnages surgissent, noirs comme leurs costumes d’époque, masqués puis découverts. Un jeu de travestissements et d’échanges, sous des lumières de fin de jour (merveilleusement réglées par Peter van Praet). Il s’agit d’une mise en place, à la fois onirique et théâtralement construite. Le troisième acte vire alors du tout au tout, en phase avec le livret qui voit le héros principal enfermé dans un donjon, et avec la musique qui après la succession ininterrompue des da capo, fait entendre une déclamation aux multiples intervenants. Ou après Haendel, vient Monteverdi et son style en récitatifs dramatiques. Puisque Orlando furioso est à la charnière de ces deux époques de l’art lyrique. Les conventions, puis les sentiments crus… Traduits ici par un plateau vide, un mur de brique nu et la décomposition des personnages sous une lumière blafarde. Criant de vérité ! Le tout confinant à la splendeur, que seule atteignent les plus beaux spectacles d’opéra (avec un autre art, de sang et luxe, dont nous épargnerons aux lecteurs notre passion).

Au Théâtre des Champs-Elysées : « Orlando furioso, Acte I »
© Alvaro Yanès

Musicalement, c’est davantage la cohésion et les combinaisons d’ensemble qui l’emportent (le contraire, d’une certaine façon, de la résurrection de l’ouvrage au temps de Horne). Un travail collectif, où chacun trouve sa juste place. Marie-Nicole Lemieux ne fait pas oublier son illustre devancière pour le rôle-titre travesti, mais possède pareillement l’assurance d’une tessiture sombre, tout en campant le personnage avec plus d’expression. Philippe Jaroussky constitue l’autre vedette de la soirée, pour Ruggiero, qui ne déçoit pas les admirateurs du contre-ténor, avec un legato soutenu assez rare dans ce registre vocal. Jennifer Larmore possède toujours de beaux restes, qui confèrent à Alcina des accents prenants. Seule Verónica Cangemi pèche parfois, dans quelques notes tirées. Mais tous et chacun, avec l’appoint de l’Ensemble Matheus et du Chœur du Théâtre des Champs-Élysées, de se fondre en un creuset où la direction de Spinosi met une ardeur constante, n’était une sonorité trop obstinément mezzo-forte.

La venue du Messie
Oleg Kulik revient au Châtelet. L’artiste plasticien russe avait fait sensation en ce même théâtre en 2009, avec des Vêpres de Monteverdi dans un décorum d’un mysticisme débridé. Autre thème religieux, c’est cette fois le Messie de Haendel qui est l’objet des attentions et réflexions de notre artiste concepteur. On retrouve les mêmes évocations de vitrail, de crèche, de crucifix et de lumière zénithale divine (?), à travers des projections diverses et variées, une abondance de couleurs, de projecteurs et autres effets laser. Où le mysticisme va-t-il se nicher ?… Mais on prend plaisir à une naïveté d’enluminures qui remonte à l’enfance ou à de lointaines traditions (païennes ? russes ?…). D’autant que pour cette fois la musique se présente telle que, sans aucun subterfuge artificiel. Faut-il cependant préciser qu’elle n’est pas exactement celle de Haendel, mais la version, sur un texte en allemand (l’original étant, bien sûr, en anglais), que Mozart a réalisée près de cinquante plus tard du célèbre oratorio. On peut le regretter, mais le choix reste justifiable. En raison aussi de la présence d’un orchestre conventionnel dans la fosse, le Philharmonique de Radio France. Et de fait, celui-ci remplit au mieux sa mission, avec de belles couleurs sous la battue vigilante de Hartmut Haenchen, un chef versé dans le répertoire germanique (ceci expliquant aussi, sans doute, cela).

Au Châtelet : « Le Messie »
© Marie-Noëlle Robert

Le Chœur du Châtelet se révèle en phase, présent et prégnant ; mais un peu moins le plateau vocal, constitué de voix grêles (qui auraient mieux passé, ici, pour la version originale). Se détache toutefois le splendide soprano de Christina Landshamer, au sein d’un spectacle qui au bout du compte recèle plus d’une séduction. Seule réelle faute : une intervention parlée (à quatre reprises !), aussi pesante que saugrenue, d’un “ penseur ” actuel qui prêche ses propres poncifs comme s’il était le nouveau Messie…

Gluck de poche
La Péniche-Opéra n’est pas seulement le plus petit Opéra qui soit (au monde ?), mais aussi une politique artistique hors des canaux répertoriés, qui allie récitals, musique contemporaine (avec des commandes) et retour à l’opéra-comique français oublié. C’est ainsi que revient, à bord de la péniche amarrée quai de la Loire, l’Ivrogne corrigé, un Gluck drôle et léger d’après La Fontaine, auquel le réformateur de la Tragédie Lyrique ne nous avait pas habitué.

« L’ivrogne corrigé »
© Julien Schwartz

La scénographie d’Alain Patiès donne dans la virevolte entre quelques miroirs et bouteilles (évidemment !). Et chacun des participants d’apporter sa touche d’humour et de panache, sur un plateau de dix mètres carrés, au nez des quelque cinquante spectateurs. Une transmission immédiate. Artavazd Sargsyan, Paul-Alexandre Dubois, Estelle Béréau et Gersende Florens, ne chicanent pas leurs effets d’acteur et de chanteur. Mais notre préférence irait à la voix de baryton souple de Guillaume Andrieux. L’instrumentarium, réduit à un clavecin, une flûte et un basson baroque, leur tient une allante compagnie sous la direction de Frédérique Chauvet.

Heure espagnole
Comme chaque saison, l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris présente des spectacles qui sont l’occasion de confronter de jeunes chanteurs à l’expérience d’une troupe et de la mise en scène. L’Heure espagnole est cette fois conviée, à la Maison de la Musique de Nanterre. Avec le petit opéra de Ravel, s’ajoute la difficulté de l’élocution française, puisque l’Atelier associe des interprètes venus de différents horizons géographiques (en conformité avec la vocation internationale de la grande maison lyrique parisienne). C’est aussi l’écueil. Car malgré des répétitions de diction qui n’ont pas dû manquer, les autochtones Vincent Delhoume et Florian Sempey s’en sortent plus aisément. Mais tous s’emparent avec métier de leur prestation chantée, comme Anna Wall, pour le rôle principal de Concepcion, Damien Pass, et même Zoe Nicolaidou et Michal Partyka, pour les mélodies de Ravel en prélude au spectacle – Hébraïques, Grecques et de Don Quichotte à Dulcinée, que l’on croirait dites dans les langues qui les inspirent. Cyrille Dubois emporte toutefois une adhésion sans partage, magnifique ténor léger promis à la plus belle des carrières.

L’Atelier Lyrique : « L’Heure espagnole » avec Damien Pass (Don Diego Inigo Gomez), Florian Sempey (Ramiro), Anna Wall (Concepcion), Vincent Delhoume (Torquemada), Cyrille Dubois (Gonzalve)
Crédit : Mirco Magliocca / Opéra national de Paris

Pour accompagner les chanteurs, l’Orchestre-Atelier OstinatO, lui aussi constitué de jeunes espoirs, instrumentistes cette fois, dégage l’évanescente couleur d’un Ravel vrai et complexe. Ce qui n’étonne pas, sachant la baguette sûre de Jean-Luc Tingaud, disciple de Manuel Rosenthal, lui-même disciple – et unique élève – de Ravel. Pour sertir l’ensemble, Marc Paquien concocte une mise en scène enlevée, comme il se doit pour un sujet espagnol, dans de jolis décors facétieux.

Luisa et Katia
Luisa Miller et Katia Kabanova constituent deux reprises de la précédente ère Mortier à l’Opéra de Paris. Aussi dissemblables que possible. À la première, en forme de carte postale d’alpages autrichiens, répond la seconde, sous la grisaille d’un Est européen des temps soviétiques. Mais chacune correspond à son propos : gentillet et sucré, conçu par Gilbert Deflo pour un Verdi de jeunesse au livret assez invraisemblable, d’une brutalité ordinaire, durement transcrite par Christoph Marthaler pour un Janacek électrique. La restitution musicale justifie pleinement ces retrouvailles : avec un Verdi à Bastille, chantant du plateau à la fosse, et un Janacek à Garnier, irradiant et serré.

A l’Opéra Bastille : « Luisa Miller » avec Marcelo Alvarez (Rodolfo) et Krassimira Stoyanova (Luisa)
Crédit : Andrea Messana / Opéra national de Paris

Dans le premier cas, grâce à Daniel Oren, chef des plus inspirés, aidé de voix qui le sont autant : Orlin Anastassov, Marcelo Álvarez, María José Montiel et Krassimira Stoyanova ; et y compris même un chœur généreux, comme peu souvent dans cette maison. Les magnifiques pages finales atteignent ainsi une volupté du bel canto où l’orchestre prend sa part.

A Garnier : « Katia Kabanova »avec Jane Henschel (Kabanicha), Donald Kaasch (Tichon Kabanov), Angela Denoke (Katia)
Crédit : Christian Leiber / Opéra national de Paris©Christian Leiber / Opéra national de Paris

Pour Katia Kabanova, Angela Denoke projette un rôle-titre de couleur d’acier, que soutient l’orgue de l’orchestre sous la battue experte de Tomas Netopil. Jane Henschel et Vincent Le Texier achèvent de livrer une tension générale dont il est difficile de ressortir serein.

Pierre-René Serna