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Festival de Zurich
Zurich : Frissons à foison

Vu et entendu : Salomé - La Traviata - Freischütz - Le Chevalier à la Rose.

Article mis en ligne le septembre 2010
dernière modification le 17 septembre 2010

par Eric POUSAZ

Dans les salles de concerts et autres théâtres de Zurich, la saison se termine traditionnellement par un festival qui se propose d’offrir au public, en un peu moins d’un mois, un plateau d’artistes mondialement reconnus dans tous les domaines. Bien entendu, l’Opéra ne fait pas bande à part et tire de son répertoire quelques
productions défendues par des distributions royales qui le mettent sur un plan d’égalité avec les plus grandes maisons internationales.

Salomé
Proposer le rôle de Salomé dans l’opéra éponyme de Strauss à une cantatrice encore inconnue du public, et cela dans le cadre d’une nouvelle production, tient du pari risqué ; c’est pourtant celui qu’a tenu l’Opéra dans son spectacle d’ouverture du festival. Gun-Brit Barkmin a conquis les amateurs de voix fraîches et pures, juvéniles et aériennes. Le compositeur lui-même ne souhaitait-il pas que le rôle soit tenu par une chanteuse de seize ans ? Sa musique, pourtant, a des exigences qu’un tel timbre ne saurait traduire de façon satisfaisante : un grave aux abonnés absents et un médium souvent forcé finissent par incommoder l’auditeur habitué à s’enivrer des effluves sulfureux et diaprés de cette musique que seules savent traduire les toutes grandes voix lyriques. Perdue au milieu d’une cour dégénérée, la Salomé de la jeune cantatrice allemande fait certes frémir lorsqu’elle erre, telle une proie blessée, dans un décor qui l’écrase mais elle ne crée pas la sensation avec son portrait finalement trop timide de la princesse tourmentée par ses pulsions suicidaires. En face d’elle, Egils Silins campe un Jochanaan impérieux : son baryton de bronze égrène les malédictions du saint avec une autorité incontestable et fait comprendre, par la stabilité de son émission, la fascination qu’exerce sur Salomé ce personnage hors du commun.

« Salome » avec Gun-Brit Barkmin
© Suzanne Schwiertz

Tous les autres solistes font étalage de voix plus ou moins usées dont ils tirent quelques effets brillants, non sans heurter toutefois les oreilles par leurs innombrables trucages destinés à masquer les ravages qu’y a imprimés l’impitoyable passage des ans. Dans la fosse, heureusement, se trouve un des plus grands spécialistes straussiens de notre temps : Christoph von Dohnanyi fait chanter l’orchestre avec une rutilance sans pareille, les voix instrumentales s’entremêlent sans jamais couvrir celles des solistes ; elles semblent souvent les doubler pour exprimer l’indicible et communiquer à l’auditeur ce que les personnages eux-mêmes n’appréhendent pas encore ou ne se soucient pas de formuler. Grandiose, l’orchestre de l’Opéra se mue en un corps sonore multiforme qui suscite à lui seul un envoûtement que les seules prouesses des chanteurs ne parviennent pas à créer.
Il faut dire que la mise en scène de Sven-Eric Bechtolf ne les aide pas. Le vaste décor froid de Rolf Glittenberg, aussi impersonnel qu’une aérogare avec ses sièges en moleskine rouge qui bordent les parois d’un vaste hall construit en arrondi, ainsi que les somptueux costumes début de siècle de Marianne Glittenberg, auraient peut-être permis une mise en abîme intéressante si le metteur en scène s’était soucié de diriger ses acteurs pour les doter d’une vraie vie scénique ; malheureusement, il se contente le plus souvent de faire grimper les personnages sur les sièges, de les faire se déplacer sans raison ou de les regrouper comme un vol d’étourneaux au gré d’un déroulement de l’action de plus en plus obscur. La fin est certes originale (Salomé se suicide sur le couteau que le page a arraché au cadavre de Narraboth), mais elle ne marque pas l’aboutissement d’une démarche logique qui eût dû imprimer à la représentation l’inéluctable cohérence d’une déchéance programmée.
Représentation du 19 juin.

La Traviata
L’Opéra avait sorti les grands moyens pour réchauffer la mise en scène banale, et pour tout dire fort laide, de Jürgen Flimm dans le décor impersonnel et sentant l’économie d’Erich Wonder. Renée Fleming faisait ses adieux au rôle de Violetta, qu’elle juge maintenant trop dangereux pour sa voix essentiellement lyrique ; de fait, les ornements de son grand air qui clôt le 1er acte la montrent mal à l’aise dans les fioritures, voire imprécise dans l’intonation. Par la suite, elle offre un poignant portrait de la courtisane amoureuse, avec des sons filés à la Montserrat Caballé qu’aucune autre chanteuse ne peut réaliser actuellement avec une telle maîtrise du souffle. La voix se pare de toutes les nuances imaginables, passe avec aisance de la somptuosité sensuelle d’une ligne de chant aux irisations infinies dans son long duo avec le Père Germont au cri rauque de l’agonisante dans le fameux ‘E tardi !...’ avant son pathétique adieu au passé dans l’acte ultime. Oubliant les maniérismes qui entachent souvent ses interprétations, la chanteuse américaine s’immerge dans le rôle avec une telle abnégation qu’elle ne craint pas de prendre des risques qui l’obligent parfois à froisser les règles du bel canto le plus pur au nom de l’émotion que véhicule son chant d’une incomparable expressivité.. A ses côtés, Piotr Beczala en Alfredo Germont dispose d’une voix claire, ardente et large, qui convient particulièrement bien à son rôle d’amoureux impétueux. Thomas Hampson incarne un père aux accents tranchants, d’une puissance insondable dans la petite salle zurichoise ; néanmoins, loin de puiser excessivement dans ses réserves, il s’efforce de rendre progressivement sensible la montée du doute lorsqu’il demande à Violetta de se sacrifier : l’émission devient alors moins mordante, presque creuse, rendant l’expression de ses remords en fin d’ouvrage tout aussi émouvants que les plaintes désespérées de son fils. La distribution des rôles secondaires est excellente, tout comme la direction de Carlo Rizzi, plutôt lente, mais toujours en parfaite symbiose avec la scène. Le chœur, en état de grâce, ajoute une touche de perfection formelle au début d’un 3e tableau qui n’a pourtant pas inspiré outre mesure le metteur en scène…
Représentation du 24 juin.

Freischütz
Ressortir du fonds de décors du théâtre une production vieille de près de vingt ans présente toujours un danger car les modes changent vite. Dans le cas précis, cette réalisation du Freischütz de Weber, due à la metteuse en scène Ruth Berghaus depuis longtemps décédée, s’est avéré un coup de maître. Car cette artiste ne prétendait pas mettre en images les péripéties invraisemblables de cet opéra romantique ; avec la complicité du décorateur Hartmut Meyer et de la costumière Marie-Luise Strandt, elle a bien plutôt essayé de filer une longue métaphore visuelle sur l’inconscient collectif d’une communauté ruinée par une guerre ravageuse. Les couleurs criardes des pans de murs vides de toute décoration agressent l’œil, l’invraisemblable enchevêtrement des plans situant l’action dans un no man’s land glauque que souligne encore l’omniprésente noirceur de costumes mal coupés d’une hideur affichée.

« Der Freischütz » avec Malin Hartelius, Peter Seiffert, Petra Maria Schnitzer
© Suzanne Schwiertz

Et cependant, après quelques minutes pendant lesquelles l’œil peine à s’acclimater à une telle débauche d’effets où la dominante surréaliste pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses, le charme opéra insidieusement et l’on accepte sans peine cette longue descente dans les non-dits d’une communauté primitive engluée dans ses angoisses face au déchaînement de la nature ; le spectacle se lit (ou se vit) comme un long cauchemar dont les séquences font sens dans l’instant, mais paraissent néanmoins noyées dans l’incohérence au moment du réveil. A ce titre, la fameuse scène de la Gorge aux Loups avec sa cohorte d’araignées équilibristes grimpant sur un pan fortement incliné restera longtemps dans la mémoire comme une des transcriptions visuelles les plus réussies de cet invraisemblable amas de visions romantiques débridées que décrit le livret avec force détails.
La distribution est digne du niveau d’un grand festival : le ténor aux reflets métalliques de Peter Seiffert est encore capable d’inflexions chatoyantes dans ses épanchements lyriques ; il rend ainsi à la perfection la nature complexe, presque schizophrène de cet antihéros incapable de résister aux appels du Mal. Petra Maria Schnitzer, sa compagne dans la vie comme sur scène, croque le portrait du personnage d’Agathe avec une voix aux pianissimi éthérés et aux éclats opalins ; seule une intonation parfois approximative dans l’aigu corrompt légèrement la perfection d’une ligne de chant d’une constante élégance. Les années ne semblent pas avoir de prise sur le timbre puissant de Kurt Rydl qui remporte un succès phénoménal et mérité auprès du public avec son Kaspar démoniaque aux réserves illimitées : son chant a la noirceur viscérale et puissante d’un être hors du commun dont les vitupérations font littéralement frémir, mais en même temps, le timbre reste tellement pur d’émission que l’interprète n’est jamais tenté de faire violence à la musique. Martin Gantner est un Ottokar de grande classe, au chant noble et majestueux, Malin Hartelius une Aennchen aux accents piquants et délicieusement déliés et Andreas Hörl un Ermite retenu aux accents subtilement variés. Peter Schneider dirige le spectacle d’une main de fer, mais sans sécheresse : les nombreuses évocations de la nature déchaînée ne sont jamais prétextes à des débordements massifs mais s’insèrent avec subtilité dans un kaléidoscope d’atmosphères d’une prenante splendeur…. Ajoutons que le spectacle est repris dans la même distribution en septembre et mérite amplement le détour !
Représentation du 1er juillet

Le Chevalier à la Rose
Bien que cette mise en scène ait déjà connu de nombreuses reprises, elle reste d’une remarquable efficacité car elle renouvelle l’approche visuelle de cette comédie sans en démembrer la structure fortement ancrée dans la tradition de l’opéra bouffe du 18e siècle. Sven-Eric Bechtolf raconte l’histoire avec une fraîcheur bienvenue, n’esquive pas les ambiguïtés du travestissement et permet à la personnalité de chaque chanteur de s’épanouir librement dans un contexte conçu pour qu’il se sente à l’aise. Renée Fleming prête sa voix mordorée, d’une fluidité et d’une malléabilité exemplaires, à une Maréchale qu’elle conçoit encore comme jeune et passionnée, mais légèrement hystérique. Le parlando est délivré avec un sens aigu de la prosodie allemande – ce qui ne va pas de soi avec les cantatrices d’origine anglo-saxonne ou américaine ! – tandis que l’ampleur de ses envolées enflammées séduit autant par l’impeccable fini de la progression sonore que par la beauté intrinsèque d’une intonation maîtrisée au plus haut point. L’Octavian de Michelle Breedt ne le lui cède en rien malgré un physique aux rondeurs un brin trop féminines : véhément, voire violent, son portrait du jeune arriviste amoureux convainc par l’opulence du timbre (presque excessive pour un jeune garçon !) autant que par la richesse de sous-entendus aux fines demi-teintes.

« Der Rosenkavalier »
© Suzanne Schwiertz

Eva Liebau aborde le rôle de Sophie presque trop tôt si l’on en juge par son interprétation vocalement inégale, tantôt aérienne et puissante dans le trio final, tantôt étouffée et franchement fruste au moment de la remise de la rose. Alfred Muff rallie tous les suffrages avec son Ochs sanguin, aux aigus assurés et percutants qui complètent d’idéale façon un registre médian et grave d’une largeur inhabituelle. Wiebke Lehmkuhl et Rudolf Schasching forment un couple d’intrigants inhabituellement jeunes qui croquent la musique avec une efficacité délicieusement insouciante, Martin Gantner prête à Faninal son organe puissant qui fait douter de la maladie cardiaque à laquelle il se réfère constamment alors que le Chanteur de Boiko Zvezanov, présenté ici en marionnette chinoise, décharge les décibels avec une désinvolture déconcertante. La direction est confiée à Peter Schneider, un chef qui connaît admirablement les arcanes de la tradition viennoise : son accompagnement est à la fois solide et puissant, aéré et fluide quand il le faut, mais il a surtout l’avantage de soutenir impeccablement les voix sans jamais entrer en conflit avec elles. C’est avant tout à son art de la mesure que cette représentation s’est montrée à la hauteur de ce qu’on attend d’un festival international.
Représentation du 7 juillet.

Eric Pousaz