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Festival de Lucerne en été
Lucerne : Un festival moderne

Compte-rendu du Festival de Lucerne de l’été.

Article mis en ligne le novembre 2009
dernière modification le 27 novembre 2009

par Emmanuèle RUEGGER

Non seulement le Festival de Lucerne présente sous le label Moderne de la musique d’aujourd’hui (une dizaine de concerts), non seulement il abrite en son sein la Lucerne Festival Academy (instrument pédagogique de Pierre Boulez), mais la plupart des grands concerts, tel celui des Berliner Philharmoniker ont de la musique d’aujourd’hui à leur programme.
Et l’auditoire est enthousiaste ! Il faut dire que les deux « composers in residence » que tout sépare en une chose en commun : ils composent de la « belle » musique.

Le cadet
Né en 1973, le Münichois Jörg Widmann aime inscrire son travail dans la suite d’une tradition. Il se sent particulièrement redevable de Robert Schumann, cité dès son premier concert (Moderne I) dans sa Fieberphantasie (1999) pour piano, quatuor à cordes et clarinette. De même Sieben Abgesänge auf eine Tote Linde (1997) pour soprano, violon, clarinette et piano est d’inspiration romantique. (Remarquable Olga Pasichnyk, avec le Collegium Novum Zürich.)
Mais pourquoi toujours cette clarinette ? Tout simplement parce que Jörg Widmann est également un excellent clarinettiste. Il le prouve lors d’un concert de musique de chambre qui réunit anciens et modernes. S’il se joue de Brahms (Sonate pour clarinette et piano en mi bémol majeur op.120 no 2) le jeu devient plus concentré pour Alban Berg (Quatre pièces pour clarinette et piano op.5). Heinz Holliger alla embrasser le jeune virtuose après la création de Rechant pour clarinette seule du compositeur suisse.
Il y eut aussi une Fantasie pour clarinette seule, ouvre ardue, plus innovante. Cependant c’est dans les Fantasiestücke pour clarinette et piano op.73 de Schumann, interprétées sans partition, que perça l’âme du virtuose.
Qui était le pianiste ? L’« artist in résidence » Yefim Bronfman, qui n’a plus rien à prouver. Il fit cependant preuve d’une vraie jeunesse d’esprit dans l’interprétation des onze Humoresken pour piano seul de Widmann (2007). Là encore, on reconnaît des réminiscences du passé, ne serait-ce que dans les Humoresken IV et V : « Waldszene » et « Choral ». Mais l’œuvre est originale.
Les réjouissances ne s’arrêtent pas là. Le Festival propose une soirée avec deux compositions pour orchestre de Widmann et le célèbre Concerto pour clarinette et orchestre en la majeur de Mozart (KV 622), qui représente pour le Münichois le sommet de ce que l’on peut composer pour la clarinette. L’orchestre symphonique SWR de Baden-Baden et Fribourg évolue sous la baguette de Sylvain Cambreling.

Jörg Widman (clarinette) et Yefim Bronfman (piano)
Photo Festival de Lucerne / Georg Anderhub

L’aînée
Née en 1952 en Finlande, Kaija Saariaho a d’abord fait des études aux beaux arts avant de se lancer dans la composition. Comme Olivier Messiaen, elle voit des formes et des couleurs quand elle entend des sons. Aussi sa musique est comme une étoffe chatoyante. En 1982 Kaija s’installe à Paris pour être proche de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique). Désormais elle travaille en unissant instruments et informatique s’adonnant à la création électronique en temps réel. Lors de la première soirée qui lui était consacrée (Moderne 2), on a pu découvrir des œuvres très « belles » (parce qu’accessibles) et variées comme Lonh, NoaNoa, Solar et Amers. A l’IRCAM, Kaija a fait une rencontre importante sur deux niveaux, celle de Jean-Baptiste Barrière, concepteur de création visuelle électronique en temps réel, avec qui elle a travaillé et qui est devenu son mari.
Ainsi les deux premières pièces étaient accompagnées de magnifiques visualisations créées en temps réel. Lonh (1996) est inspiré d’un poème courtois du troubadour Jaufré Rudel (très convaincante la prestation de la soprano Raphaële Kennedy). Kaija dit à propos de Solar (1993), qui a eu deux phases de composition, qu’elle n’utilise désormais l’élément électronique que quand elle en a vraiment besoin. Elle aime composer en partant d’un son et en explorant toutes ses composantes spectrales et sa consistance. Evidemment, l’élément électronique accroît ces possibilités.
Bien que les pièces de Kaija soient convaincantes, c’est la dernière oeuvre de la soirée qui a le plus ému tout en produisant un véritable choc : Etymo (1994) du compositeur italien Luca Francesconi. Véritable bourrasque sonore elle vous emporte dans le choc entre instruments et sons électroniques (époustouflants, la soprano Barbara Hannigan et L’Ensemble intercontemporain sous la direction de Susanna Mälkki).
Des œuvres de Kaija Saariaho ont également été interprétées par des grandes phalanges. Ainsi le chef d’orchestre finlandais Esa-Pekka Salonen a ouvert le concert du Philarmonia Orchestra de Londres par Lumière et Pesanteur une oeuvre toute récente, qui dégage une atmosphère mystérieuse mais claire, composée par Kaija pour son compatriote. Un moment unique a été l’exécution de Laterna Magica par Simon Rattle et les Berliner Philarmoqiker, une commende du célèbre orchestre et du Festival de Lucerne. Cette œuvre s’inspire de l’autobiographie homonyme d’Ingmar Bergman, particulièrement des descriptions de la lumière qu’elle contient. Pour décrire cette lumière en musique, Kaija se sert de sons éclatés. Les musiciens jouent des éléments de sons, ils soufflent dans les instruments secs, ou chuchotent même. A la fin on peut percevoir le mot « Licht », surgissant de divers endroits de l’orchestre.

Pierre Boulez et le Lucerne Festival Academy Orchestra
Photo Festival de Lucerne / Georg Anderhub

Le maître
Pierre Boulez, car c’est de lui qu’il s’agit, s’est présenté cette année sous ses trois « casquettes » : le chef d’orchestre, le compositeur et le pédagogue.
Lors d’une première soirée il a dirigé le Lucerne Festival Academy Orchestra (fondé par lui-même en 2004) dans la Sinfonietta (1926) de Leoš Jannáček dont il a fait ressortir la richesse des contrastes. Un monument suivait, Déserts (1950-54) d’Edgard Varèse. Boulez a proposé cette œuvre dans toute sa plénitude, sans les interpolations électroniques de mauvaise qualité que Varèse avait tenté ajouter. Le chef français a montré tout son art en dirigeant le Kammerkonzert pour piano, violon et treize instruments à vent (1923-25) d’Alban Berg, œuvre on ne peut plus complexe. (Très beau le violon de Hae-Sun Kang.)
Mais tout le monde attendait l’exécution de Répons (1981-84), une des œuvres majeures de Pierre Boulez pour six solistes, un orchestre de chambre, des sons produits par ordinateur et de la musique électronique créée en temps réel en collaboration avec le musicien informaticien Andrew Gerzso.. Ce fut une véritable aventure acoustique (Moderne 4). L’orchestre de chambre était situé au milieu des auditeurs. Les solistes en cercle derrière eux. Et de tous côtés parvenaient des sons électroniques. Après l’entracte, les auditeurs ont changé de place pour vivre une aventure toute nouvelle en écoutant une deuxième fois Répons dans un contexte acoustique différent. (Excellents les solistes du Lucerne Festival Academy Orchestra !)
Boulez fut pédagogue a plus d’un titre pour ce concert. Il analysa et dirigea ce concert en travaillant avec de jeunes candidats chefs d’orchestre. Et avant toutes choses il y a la Lucerne Festival Academy, formée de jeunes musiciens du monde entier, triés sur le volet. Ces jeunes approfondissent leur connaissance et leur pratique de la musique d’aujourd’hui. Cette année, grâce à la présence de l’IRCAM, ils ont fait une incursion dans le monde de la musique électronique créée en temps réel. La prestation d’une dizaine de solistes de cette académie fut tout simplement époustouflante (Moderne 5). Le son peut être prolongé, amplifié, comme l’est celui du trombone de Stephen Menotti dans une œuvre de Luca Francesconi. Il peut y avoir une bande préenregistrée avec lequel le musicien dialogue comme le fit Victor de la Rosa Lorente (clarinette basse) en interprétant Luis Naon. La pièce de Manuel Poletti jouée par Anne Lanzilotti était très impressionnante, elle transportait l’auditeur dans tous les coins de la salle. Rapprochait ou éloignait la musicienne qui faisait vibrer inlassablement la même corde.
Après l’entracte, Dylan Chmura-Moore (trombone) et Erin Wight (alto) ont montré leur virtuosité dans des œuvres de Marco Stoppa et Martin Matalon. La soirée finit en point d’orgue avec Anthèmes II pour violon seul et musique électronique (1997) de Pierre Boulez interprété de façon on ne peut plus convaincante exceptionnellement par trois violons, Francesca Anderegg, Rachel Field et Yutaka Shimoda.

Le Festival de Lucerne, c’est les plus grands orchestres du monde, mais c’est aussi l’effervescence de la musique d’aujourd’hui. Faut-il choisir ? Non.

Emmanuèle Rüegger