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A propos de « Millenium II : La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette »
Film d’août 2010 : “Millenium II“

A découvrir sur grand écran...

Article mis en ligne le août 2010
dernière modification le 24 septembre 2011

par Sita POTTACHERUVA

Le deuxième volet de l’adaptation cinématographique de la trilogie littéraire à succès mondial de l’auteur suédois Stieg Larsson, « Millenium », et dont la traduction française a permis le lancement d’une nouvelle collection de romans noirs à Actes Sud, Actes noirs, est en salle depuis le 30 juin 2010.

Ce délai d’un an et un mois après le premier film Les hommes qui n’aimaient pas les femmes correspond, tel un miroir fidèle, à l’intervalle de l’intrigue entre le premier roman et le deuxième.
L’attente de ce deuxième opus se trouvait à la hauteur à la fois du succès littéraire, et de la brillante adaptation du premier volet par le réalisateur danois Niels Arden Oplev, qui avait su garder une bonne distance d’adaptation avec le texte. S’éloignant suffisamment du roman pour émanciper le style du film et lui donner sa propre autonomie, il avait su rendre visuellement autant l’atmosphère oppressante et nordique du roman que créer une dynamique de suspens et de violence inhérente aux enjeux de l’intrigue et aux caractères de certains personnages, comme le duo pervers du tuteur-violeur Nils Bjurman et de sa pupille asociale à l’intelligence hors norme, Lisbeth Salander. Cette dernière est incarnée par la révélation de ce premier film, l’actrice polymorphe Noomi Rapace, qui, sous l’œil de Nils Arden Oplev, crève littéralement l’écran.

Axe central et enjeu
Le personnage salandérien est à la fois l’axe central de l’œuvre de Stieg Larsson et tout l’enjeu du film. Elle est l’écran, au sens propre et figuré, des différentes critiques sociales acerbes que l’auteur des romans tisse avec une gradation d’intensité quasi insoutenable, pour mieux dénoncer des injustices à plusieurs niveaux. Le vécu de cette héroïne noire dépasse l’entendement tout en l’ancrant dans la banalité du réel en offrant ainsi un exemple paradigmatique de critique sociale à la limite de l’absurde. Or, c’est précisément dans ce deuxième volet que Lisbeth Salander, tout en se révélant au public, opère une véritable mutation. L’amazone du futur, parfaite hackeuse moderne et génie du web, va devoir vaincre les démons de sa propre histoire personnelle, histoire qui ressurgit malgré elle, dans un faisceau de circonstances violentes l’obligeant à se confronter in fine à son propre père.

Michael Nyqvist dans « Millénium » de Daniel Alfredson

L’intrigue, magistralement orchestrée par Stieg Larsson, permet de faire naviguer ses personnages dans tous les niveaux de sa critique. Le récit-cadre, pour ce deuxième volume, se situe dans la rédaction du journal Millénium, où Michael Blomkvist, à l’aide de deux étudiants, enquête sur des crimes qui impliquent de jeunes femmes prostituées dans un réseau où gravitent des hommes hauts placés. Millénium compte bien démasquer certains de ces dirigeants impliqués dans ledit réseau et publier ce dossier fracassant. La publication est alors brutalement ajournée, car les deux étudiants enquêtant sur ces crimes se font sauvagement assassiner. Or, la suspecte désignée n’est autre que Lisbeth Salander, en raison d’une part de son passé d’internement en psychiatrie, et d’autre part des empreintes trouvées sur l’arme du crime. Michael Blomqvist, qui n’avait plus de nouvelles de Lisbeth Salander depuis plus d’un an, découvre la comparse de sa première enquête (les hommes qui n’aimaient pas les femmes), en tableau caricatural de psychopathe dangereuse surmédiatisée.
Il n’en reste pas moins persuadé de l’innocence de la suspecte et se lance dans l’enquête avec une motivation double : dénoncer le trafic de prostitution impliquant des dirigeants, donc des politiciens ­­– et là nous retrouvons la critique virulente de Stieg Larsson sur l’intelligentsia et la politique suédoise –, mais également désigner les travers d’un journalisme et d’une presse à scandale qui a perdu toute déontologie, sujet tout à fait personnel à l’auteur. S’opère alors un subtil renversement des rôles dans le tandem improbable Blomqvist-Salander. Le journaliste doit déployer toute sa perspicacité et son intelligence pour préserver son lien avec une Lisbeth Salander condamnée désormais à opérer en cachette, masquée et traquée, tout en revisitant son éthique rigoureuse. De même, notre Amazone moderne, prise dans l’étau de la police et de ses poursuivants, doit adapter son mode opératoire et revoir sa morale personnelle en permettant à Blomqvist de l’aider. Lui agit en pleine lumière et peut ouvertement utiliser ses ressources, elle doit opérer dans l’ombre en tentant de devancer ses poursuivants, comme si d’ailleurs elle incarnait à elle seule un de ses logiciels cryptés qu’elle affectionne. Plus l’enquête avance, plus les révélations sur le passé de la jeune femme, détournées et amplifiées par les médias, mettent la confiance du journaliste en sa partenaire à mal : ce mécanisme, poussé à l’excès par l’auteur, permet d’ajouter une critique sociale à celle des médias. Il semble terriblement facile, par exemple, d’interner une mineure en psychiatrie pour plusieurs années, afin qu’elle ne devienne pas un témoin gênant concernant un certain Zalachenko, qui n’est autre que le père de Lisbeth. Il suffit pour cela que des hommes influents se rencontrent au-delà de tous les principes éthiques et déontologiques. Là se situe probablement le renversement le plus significatif voulu par Stieg Larsson. Toute les instances institutionnelles éclatent par leur perméabilité, leurs incohérences et malversations, alors que les victimes désignées, elles, parviennent par leur morale propre à rendre justice.
Dans ce but, Lisbeth Salander expose son histoire personnelle pour mieux la surmonter et l’affronter. La rédemption de Larsson passe par la violence et la confrontation pour Lisbeth Salander avec son propre père. Un affrontement aux allures gothiques, voire presque fantastiques, caractéristiques proches de la science-fiction, un genre que l’auteur maîtrisait parfaitement.

Challenge
Avec une intrigue aussi dense et des personnages aussi puissants, l’adaptation cinématographique devient un challenge que Daniel Alfredson, réalisateur suédois, n’est pas parvenu à relever. Les problèmes sont multiples, mais l’effet global général est malheureusement une perte de densité et de noirceur inhérentes à l’intrigue, aux personnages, et à une Suède dépeinte en univers quasi concentrationnaire par Stieg Larsson.
Cette baisse d’intensité est certainement tout d’abord due à un problème de structure et de rythme dans le film qui s’est vu parasité par la version télévisuelle, version notamment diffusée sur Canal + de fin mars à avril 2010. L’organisation télévisuelle de la narration, qui prend sens dans une diffusion par épisodes, même quelque peu adaptée pour le cinéma, perd tout son effet sur grand écran.

Noomi Rapace dans « Millénium » de Daniel Alfredson

Si certains critiques ont expliqué aussi le changement de réalisateur pour ce deuxième volet par la volonté de rapprocher la version cinématographique au plus près du texte de Stieg Larsson, alors cette version offre des aléas non seulement irrespectueux du texte, mais desservant le caractère même des personnages. Par exemple, l’omission d’un épisode peu avant le dénouement de l’intrigue enlève une part active au personnage de Michael Blomqvist. Il s’agit de la scène où le journaliste voit Ronald Niederman, le géant blond soi-disant invincible, car insensible à la douleur, s’enfuir sur la route après l’affrontement avec Lisbeth Salander. C’est précisément Michael Blomqvist qui va parvenir à neutraliser cet adversaire, non sans une touche d’ironie au passage. Cela peut paraître un détail, néanmoins, cette scène fait partie d’autres anecdotes où l’auteur a voulu précisément souligner ce subtil renversement des rôles entre le journaliste et la hackeuse, lui devenant de plus en plus offensif et actif, et elle perdant de sa force face à des adversaires imperturbables. Cette omission montre combien la version d’Alfredson n’a pas su rendre l’évolution de la relation Blomqvist-Salander, et fait du journaliste un pâle suiveur d’une Lisbeth toujours un pas en avance sur lui. L’interprétation également qui est faite de l’interrogatoire que la hackeuse fait subir à Per-Ake Sandström afin d’obtenir les noms de ceux qui opèrent dans le réseau de prostitution dessert plusieurs aspects. En choisissant de terminer l’épisode par l’arrivée de la fille de Sandström, élément qui n’existe pas du tout dans le texte, est ainsi enlevé la caractéristique principale de l’héroïne, soit sa parfaite maîtrise de ses opérations. Dans le récit, c’est elle qui met fin à l’interrogatoire mené avec froideur et succès et qui quitte les lieux. L’intensité également du personnage de Sandström aux prises avec sa culpabilité et sa peur de mourir n’est finalement qu’esquissée à l’écran.
De plus, l’évolution du personnage même de Lisbeth Salander est totalement avortée, ôtant par là-même précisément cette humanisation progressive de son caractère facilitant l’identification. Car, le réveil intrusif de son passé va permettre non seulement l’introspection de l’héroïne, mais aussi sa transformation, tant dans son échelle de valeurs, sa relation aux autres, que dans son rapport à elle-même. Éléments amenés en fines touches dans le texte tout au long du récit. Le lecteur assiste ainsi à une féminisation de Lisbeth, comme lorsqu’elle décide de se faire des implants mammaires qui seront savourés par sa partenaire Myriam Wu, ou qu’elle enlève progressivement piercings et tatouages, pour finalement laisser venir à elle tout son monde émotionnel.
Aux problèmes du rythme dans la structure, de l’interprétation contre-productive du texte et des omissions dommageables, s’ajoute le manque d’effets stylistiques et visuels qui auraient pu compenser quelque peu les travers structuraux. Le spectateur attend non seulement de retrouver ses personnages quittés il y a plus d’un an dans le premier volet de la trilogie, mais il a hâte surtout de sombrer dans cette atmosphère oppressante jusqu’à l’étouffement, de trembler de suspens jusqu’au paroxysme et de goûter quelque peu au monde mental gothico-punk de Lisbeth Salander. La vision crue de la violence d’un Quentin Tarantino sachant choisir des bandes sonores éclectiques, l’intrusion dans l’univers mental des personnages jusqu’à perdre le spectateur, comme sait si bien le faire un David Lynch, ou le travail de l’image d’un Lars Von Trier sont autant d’exemples d’un véritable style cinématographique mettant le texte ou le scénario en valeur, sans le desservir.
Par analogie avec l’obsession mathématique de Lisbeth Salander dans le jeu des équations et le théorème de Fermat, nous pouvons dire que l’équation de cette adaptation alfredsonnienne n’est pas satisfaite par toutes les valeurs imaginables des inconnues, et donc finalement, n’a pas d’identité.

Sita Pottacheruva

« La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette » (flickan som lekte med elden), de Daniel Alfredson, avec Michael Nyqvist, Noomi Rapace, Lena Endre, film suédois, durée : 2H15, sortie le 30 juin 2010.