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En marge du film « Chantrapas »
Entretien : Otar Iosseliani

Rencontre avec un cinéaste malicieux...

Article mis en ligne le novembre 2010
dernière modification le 11 décembre 2011

par Firouz Elisabeth PILLET

Le cinéma du cinéaste géorgien Otar Iosseliani dépeint un monde original qui flirte souvent avec le surréalisme, créant un univers doucement burlesque, délicatement satirique, dans lequel évoluent des personnages extravagants et pittoresques qui peuvent sembler parfois confus. Le dernier de film de Iosseliani, Chantrapas, ajoute à ce cinéma burlesque une touche autobiographique. Rencontre avec un réalisateur septuagénaire, qui, bien que déjà arrière-grand-père, affiche une jeunesse d’esprit malicieuse.

Le personnage central, Nicolas, cinéaste géorgien, voit son art soumis aux tracasseries de la bureaucratie et de la censure soviétique. Il obtient son visa de sortie vers la patrie des droits de l’Homme, la France. Mais en France, ce n’est pas à la censure que Nicolas se heurte mais à la rigidité intellectuelle d’un vieil opérateur qui reste ancré dans des méthodes de travail obsolète...

Que signifie ce titre à consonance française, Chantrapas ?
C’est du russe, inspiré du français « chantera pas ». A la fin du 19e siècle, toutes les familles aisées de Saint-Pétersbourg amenaient leurs enfants à des maîtres de bel canto italien pour leur apprendre le chant. A l’époque, l’aristocratie russe était francophile et francophone ; les Italiens avaient donc appris deux mots, lorsqu’ils sélectionnaient les enfants : « Chantera » et « Chantera pas ».
 Par la suite, Chantrapas est devenu un nom commun qui désignaient les « chantrapas », c’est-à-dire « les exclus, les bons à rien, les exclus ».…
Un peu comme mon personnage principal, censuré en Union Soviétique, et moins bien reçu en Occident qu’il ne l’espérait. Victor Hugo, Fritz Lang, René Clair, Orson Welles, Tarkovski, Askoldov, Chenguelaia... tous étaient des exclus, des « Chantrapas », obligés de quitter leur pays natal, tous portent cette blessure. Des »exclus », incompris de leur vivant, et dont l’œuvre n’a eu de valeur et de reconnaissance qu’après leur mort.

Otar Iosseliani



Quand on voit Chantrapas, on a l’impression qu’il s’agit d’un film autobiographique ?
Non, car mon destin a été très différent. Finalement j’ai toujours fait tout ce que je voulais en Union Soviétique, même si mes films étaient interdits : La chute des feuilles, et tous mes courts métrages. En même temps, si vous étiez interdit, vous étiez aussi quelqu’un qu’on respectait. Et puis,en 1979, après Pastorale, j’ai été contraint de quitter le pays. Chantrapas (2009) est un portrait collectif de cinéastes. Ceux d’entre nous qui ont réussi à surmonter la censure, se comptent avec les doigts de la main : Sergueï Paradjanov, Andrei Tarkovsky, Giorgi Shengelaya, Gleb Panfilov, Aleksandr Askoldov...

A la même époque, 120 cinéastes travaillaient pour le régime, puisque le cinéma était un instrument de propagande. Malgré tout, on ne peut pas dire que les censeurs étaient si sévères. Ils interdisaient les films, mais ils respectaient les cinéastes. Ça leur donnait des maux de tête... Ils nous donnaient la possibilité de terminer le film, avant de l’interdire.



Une scène se termine d’ailleurs sur le censeur, qui se prend le crâne entre les mains.

Oui, il souffre … Ils étaient aussi oppressés que nous par le système. Ils pouvaient parler de votre film en termes très durs, et, après vous avoir rendu leur verdict et signifié son interdiction, sortir en vous serrant la main en catimini. C’était là toute l’ambigüité de ce système totalitaire qui ne peut pas museler la dimension humaine. C’est valable pour l’ex-U.R.S.S. comme pour tout régime totalitaire ailleurs dans le monde.



Le film s’ouvre sur la projection d’un court métrage… qui est l’une de vos œuvres de jeunesse...
Il a été fait il y a plus de cinquante ans. J’aurais pu prendre un film de mes collègues, de Chenguelaia ou de Tarkovski, l’un de leurs films interdits en Union Soviétique, mais cela posait le problème des droits. Ce petit film, je l’ai fait en 1959 et personne ne l’a jamais vu.



« Chantrapas »

Pour retracer le parcours de Nicolas, vous avez eu recours à l’ellipse ?
Je voulais que l’on comprenne qu’ils étaient amis en enfance et qu’ils le sont restés à l’âge adulte. Je ne voulais pas faire une vraie reconstitution historique. Dans la réalité, ce film ne peut pas s’écouler sur moins d’une dizaine d’années : le temps que son film soit tourné, interdit, qu’il obtienne ses papiers pour sortir du pays, etc. Mais je tenais à ce que le personnage ne change pas. A aucun moment, je n’ai voulu d’une construction linéaire du style années 1950, 1970, 1980, 2000...



La musique occupe une place cruciale dans vos films. Peut-on revenir sur les choix musicaux de Chantrapas ?
En effet, la musique a toujours une source réelle dans mes films. Je déteste qu’elle soit employée comme béquille. Je n’ai jamais eu recours à la musique pour illustrer ou transmettre au spectateur les émotions qu’il doit ressentir. La musique est un personnage à part entière. Quand, au début du film, les enfants vont chercher leur copain, on entend des gammes et des arpèges qui s’arrêtent quand il apparaît à la fenêtre : et l’on comprend que c’est lui qui jouait.



Comment définiriez-vous Chantrapas ?
C’est une parabole sur la nécessité de rester soi-même malgré tous les obstacles qui nous entourent. Ce qui, a priori, est condamné au fiasco, toute l’histoire de la littérature en témoigne. Roméo et Juliette sont restés les mêmes, mais ils sont morts. Voilà ce que je voudrais partager avec le spectateur : le bonheur d’être un roc, de résister à tout, et d’aller au bout de ses convictions malgré les obstacles.




Des bouteilles de vin, un homme qui vend des chaussures, des assistants qui emportent les décors avant la fin de la scène…. c’est une vision plutôt burlesque du septième art ?
Le cinéma est une foire charmante. Il y a de tout : des marchands, des buveurs partout, des gens sérieux, des fonctionnaires. Et le cinéaste au milieu, et tout le monde s’amuse. Le cinéma, c’est très amusant.



Dans la salle de montage, vous rendez hommage aux vieux monteurs, qui travaillent encore à la coupe ?
Complètement. Tout le monde - Dovjenko, Eisenstein, Poudovkine - montait comme ca, à la main. C’est une méthode, vous faites passer la pellicule en vitesse et vous voyez le mouvement. Moi aussi, je travaillais comme ça quand je n’avais pas de table de montage. Maintenant il y a les ordinateurs partout, mais ça n’a pas facilité la vie. On fait des dizaines de versions, mais on n’a plus de temps pour réfléchir. Une coupe est une coupe, inutile de faire cent-cinquante versions. Je déteste l’ère du numérique qui n’offre pas la rigueur et la précision qu’imposaient la coupe et le travail « à l’ancienne ».



« Chantrapas »

Vous affectionnez les acteurs non professionnels ; comment travaillez-vous avec eux ?
Lorsque l’équipe arrive sur le plateau, nous avons tous - sauf les comédiens - le story-board en main. Tous les soirs, nous le relisons, parce que c’est ce qu’on va tourner et rien d’autre.
 Les comédiens - qui ne sont pas des professionnels - n’y ont pas accès. Du coup, le temps de répétition est souvent bien plus long que le temps de tournage. C’est comme une mécanique : les dialogues n’ont aucune importance, c’est le rythme qui compte. Je ne veux pas que mes acteurs connaissent leurs répliques avant, cela leur permet ainsi d’improviser, et le résultat est plus spontané et authentique.


Pourquoi vous n’avez jamais recours au gros plan ou au champ-contrechamp dans vos films ?
Jamais de gros plan : ça détruit le personnage et ça met en évidence la personnalité du comédien. Le gros plan, le champ-contrechamp, c’est horrible. Dans ce cas, vous n’avez plus qu’à fermer les yeux et écouter les dialogues ! Il faut calculer d’avance comment vous voulez que la partition que vous avez écrite se concrétise. Vous avez été compositeur, mais sur le tournage, vous devenez chef d’orchestre. Le plus excitant, dans le métier de l’artiste, c’est la résistance de la matière. Les costumières n’ont pas compris les instructions, vous vous êtes trompé dans le casting, les lieux de tournage vous trahissent... Il faut adapter votre composition au nombre d’instruments de l’orchestre et au savoir-faire des interprètes. Surtout, il ne faut pas les forcer, et c’est pourquoi je préfère ne pas tourner avec des acteurs célèbres. Même si j’ai travaillé avec Michel Piccoli et là, avec Pierre Etaix et Bulle Ogier, qui joue dans Chantrapas.



Vous apparaissez dans ce film..
Je n’ai jamais pensé interpréter ce rôle mais l’acteur que nous avions choisi est décédé juste avant le tournage.

Propos recuiellis par Firouz-Elisabeth Pillet