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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - novembre 2017

Jacques Tourneur

Article mis en ligne le 1er novembre 2017

par Raymond SCHOLER

Rétrospective Jacques Tourneur au 70e Festival del Film Locarno (entièrement reprise à la Cinémathèque française, partiellement à la Cinémathèque suisse)

Les 33 longs métrages que le cinéaste franco-américain a tournés entre 1931 et 1965 - une longueur de carrière somme toute standard pour un cinéaste artisan (au sens noble du terme), employé du studio system - ont été réunis avec beaucoup de difficultés, mais au moins furent-ils montrés dans leur format d’origine. Visionner l’œuvre d’une vie en l’espace d’un festival permet de discerner plus facilement les éléments saillants ou récurrents du style ou des thèmes du metteur en scène.

Christine Gordon, Frances Dee et Tom Conway dans « I Walked With A Zombie »

On a vu et revu la trilogie de « films d’angoisse » ( Cat People (1943), I Walked with a Zombie (1943) et The Leopard Man (1943)) que Tourneur a réalisés pour le producteur Val Lewton à la RKO. Atteignant chacun à peine 70 minutes, ces bijoux de sobriété narrative ont étonné par leur approche suggestive, par leurs hors champ menaçants, leur utilisation magistrale du son et du noir/blanc. Ainsi le meurtre d’une jeune fille qui a lieu devant la porte de la maison, la caméra restant à l’intérieur, avec la mère qui refuse d’ouvrir, parce qu’elle croit que la fille lui joue la comédie en appelant à l’aide : quand le silence s’installe et que le sang s’infiltre sous la porte, la mère comprend qu’il est trop tard ( The Leopard Man ).

Margo dans « The Leopard Man »

Cette élégance visuelle se retrouve déjà dans le deuxième film américain de Tourneur, Nick Carter, Master Detective (1939), un « film d’espionnage » et de conspirations opaques, de faux suspects et de plans industriels volés, que le cinéaste mène tambour battant, sans temps mort et où le détective poursuit les coupables dans un biplace et les canarde au pistolet mitrailleur. Dans la suite, Phantom Raiders (1940), Tourneur utilise pour la première fois cet élément de stylisation où il laisse au spectateur tout loisir d’imaginer ce qui arrive aux personnages : un des gangsters lance un couteau en direction d’un policier, la conséquence de cette action n’est révélée que par le bruit provoqué par la chute du corps. De plus, le même film se prête à un jeu comique avec les costumes blancs. L’un est tiré à quatre épingles, l’autre complètement chiffonné. Les costumes sont des signifiants : on se trouve dans les tropiques. C’est moins cher que des décors mirobolants. Les costumes blancs jouent le même rôle que les franges des cheveux sur les fronts des Romains dans Julius Caesar (1953) de Mankiewicz : assurer l’évidence. Cette réduction des moyens aboutit quelquefois aux limites de l’abstraction. Dans Cat People , par exemple, Tourneur suggère la terreur en montrant simplement une piscine comme l’intérieur d’une boîte à chaussures, des parois blanches et un plafond bas sillonnés par les reflets mouvants des vaguelettes. Dans I Walked with a Zombie , les jeux d’ombres et lumières atteignent leur apogée : chaque jalousie crée une pénombre, chaque ciel chargé de nuages une obscurité. Quand Tom Conway et Frances Dee se rencontrent pour la première fois sur le grand escalier, elle disparaît presque complètement dans le noir. Tourneur adore raconter des histoires, mais avec une telle ouverture d’esprit qu’il propose souvent des esquisses que l’imagination du spectateur est conviée à compléter. C’est ce qu’il voulait aussi faire, afin que les spectateurs se demandassent s’ils l’avaient vraiment vu, pour l’apparition du démon de Night of the Demon (1957) : tout au plus quatre photogrammes lorsque le monstre tue le sorcier. Hélas, le producteur Hal Chester décida de le montrer avec complaisance et détails croquignolets aussi bien au début qu’à la fin du film, manquant de peu d’entamer l’atmosphère d’effroi générale que l’histoire dégage tout au long. C’est que Tourneur, tout humaniste qu’il était, croyait réellement aux mondes invisibles et aux pouvoirs surnaturels.

Jane Greer et Robert Mitchum dans « Out of The Past »

Quel genre plus idéal pour cet amateur de zones d’ombres que le « film noir ». Et pourtant il n’en fera que deux : Out of the Past (1947) et Nightfall (1956). Si le premier est une ode à la femme fatale (Jane Greer, une des créatures les plus immorales, létales et splendides du cinéma, aura raison et de Kirk Douglas et de Robert Mitchum), le second montre vraiment comment le hasard peut vous plonger dans le plus horrible traquenard si vous tombez au mauvais moment sur les mauvaises personnes. Le héros (Aldo Ray) apprendra à ses dépens que les grands espaces enneigés et incandescents au soleil sont mortifères et que le salut se trouve souvent dans les ruelles sombres. Dans la scène finale, un chasse-neige sans conducteur poursuit le héros comme une bête monstrueuse, métaphore de toutes les terreurs démesurées dont il a souffert dans sa vie.

Ray Milland dans « Circle of Danger »

Les « films à suspense/thrillers » ne sont plus des films noirs, mais en utilisent les ressorts. Circle of Danger (1951) et Berlin Express (1948) sont des excroissances de la Seconde guerre mondiale. Dans le premier, Ray Milland, industriel américain, recherche en Grande-Bretagne la vérité sur la mort de son frère cadet qui, engagé dès 1940 dans les forces britanniques, a été tué d’une balle alliée lors d’une opération commando en Bretagne. Un jeu de piste haletant mène le héros de bouche mutique à manœuvre dilatoire dans la lumière grise d’une campagne anglaise détrempée, si familière des films de Michael Powell. Dans Berlin Express , des représentants des nations qui occupent l’Allemagne vaincue se retrouvent dans le train Paris-Berlin. Le suspense s’organise autour d’un savant allemand, président d’une commission d’enquête pour l’unification de l’Allemagne, qui n’a pas l’heur de plaire à tout le monde. Hélas, cette apologie de l’unité des nations au profit de la paix dans le monde était sans doute déjà obsolète à quelques semaines du blocus de Berlin et du déclenchement de la chasse aux communistes aux USA. Quatre années auparavant, Tourneur avait tourné Days of Glory , où un détachement de partisans russes terrés derrière la ligne de front dans une cachette en pleine forêt attend l’ordre d’attaquer les chars allemands. N’était-ce la présence de Gregory Peck dans son premier rôle, une version doublée en russe du même film pourrait être prise pour un joyau du cinéma stalinien, tant la ferveur patriotique est omniprésente.

Gregory Peck et Tamara Toumanova dans « Days of Glory »

Les quatre « westerns » de Tourneur mettent régulièrement en avant des hommes de bonne volonté qui redressent des torts et protègent les faibles, mais toujours dans l’observation scrupuleuse de la loi, en limitant au maximum la perte de vies humaines. Dana Andrews dans Canyon Passage (1946) annonce déjà la couleur, mais c’est Joel McCrea - qu’il exerce le métier de shérif ( Stranger on Horseback (1955), Wichita (1955) ou celui de pasteur ( Stars in my Crown (1950)) - qui, du haut de ses 1m89 et avec l’assurance tranquille et douce qui le caractérise, exprime la quintessence du héros tourneurien. Le dernier film cité contient une des plus belles séquences qui soient : au moment où les paroissiens membres du Ku-Klux-Klan veulent faire la peau du vieux Noir pour se rendre maîtres de son lopin de terre, le pasteur leur lit une lettre dans laquelle leur victime potentielle leur lègue, si elle venait à mourir, ses possessions en fonction des intérêts de chacun. Honteux et confus, les apprentis lyncheurs rentrent à la maison. Un gamin ramasse les feuillets de la lettre : des pages blanches !

Joel McCrea dans « Stars in my Crown »

Les plus beaux « films d’aventures » de Tourneur sont Appointment in Honduras (1953) - où un autre honnête homme, Glenn Ford, achemine, à travers la jungle de tous les dangers, une cargaison d’armes pour le président hondurien, victime d’un coup d’Etat - et Anne of the Indies (1951), inspirée d’Anne Bonny, pirate irlandaise et maîtresse du pirate Rackham. Dans le film, elle cherche moins à trouver un hypothétique trésor qu’à filer le guilledou avec son second, La Rochelle, qui la trahira à la marine anglaise. Elle le dépose d’abord sur un îlot abandonné, puis se sacrifie pour lui donner les moyens de le quitter.

Jean Peters dans « Anne of The Indies »

Ce n’est que sur le tard de sa carrière américaine que Tourneur s’essaya à la « comédie » avec The Comedy of Terror s (1963), une pochade poussive où le grand Vincent Price (en croque-mort qui assassine ses futurs clients, car les affaires vont mal) croit se rendre intéressant et drôle en surjouant comme Cretinetti au muet, sauf que sa logorrhée faussement cynique et ampoulée est aussi peu comique que ne le furent les grimaces de ce dernier. C’est quand même par la comédie que Tourneur avait commencé, et qui plus est, en France. Tout ça ne vaut pas l’amour (1931), tourné aux balbutiements du parlant, choisit son élément perturbateur en la personne d’un marchand d’appareils de TSF (Jean Gabin) qui vient anéantir les espoirs d’une idylle entre un pharmacien vieux garçon (Marcel Levesque) et une jeune fille (Josseline Gaël). Le film respire l’air du temps enivré de vitesse et assoiffé de technologies qui ringardisent ceux qui ne les maîtrisent pas. Les décibels avec lesquels le jeune premier assourdit les journées du vieux coq signalent la force d’un cinéma entré dans une ère nouvelle.

Marcel Levesque, Josseline Gaël et Jean Gabin dans « Tout ça ne vaut pas l’amour »

Toto (1933), inscrit dans le sillage de René Clair, rend hommage au muet dès son ouverture, une scène de vol commis par Albert Préjean et son acolyte, poursuivis par la maréchaussée, sans dire un traître mot. De même le nettoyage des couloirs de la prison par les pensionnaires donnera lieu à un chaplinesque ballet de patins. Hommage au théâtre de boulevard et ses quiproquos, Pour être aimé (1933) montre un Pierre Richard-Willm guilleret, débarrassé de sa rigidité habituelle, en richissime aristo qui se fait passer pour un barman sans le sou afin d’être aimé pour lui-même. Dans Les Filles de la concierge (1934), trois beautés réussissent à trouver l’amour malgré les imbroglios provoqués par leur mère. Ces quatre films sont à compter parmi les réussites de Tourneur grâce à l’élégance des comédiens et des dialogues.
Le livre publié à l’occasion de cette rétrospective par les éditions Capricci souffre des décisions débiles que prennent certains concepteurs graphiques de l’édition moderne, comme de présenter un texte noir sur fond gris foncé, lisible uniquement à la lampe de poche.

Raymond Scholer