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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - février 2013

Le Giornate del Cinema Muto (suite)

Article mis en ligne le 31 janvier 2013
dernière modification le 27 janvier 2013

par Raymond SCHOLER

Les Innovateurs Oubliés : Selig Polyscope
Le colonel William Nicholas Selig (1864-1948) est probablement le moins connu des fondateurs de l’industrie cinématographique américaine, mais il risque bien d’être le plus important. Ayant parcouru l’Ouest pendant plusieurs années en tant que magicien ambulant et présentateur de spectacles chantants, il mit à profit son expérience de première main pour produire des westerns tournés avec de vrais cow-boys et de vrais Peaux-Rouges. Tournant dans des décors naturels qu’il avait remarqués lors de ses pérégrinations, il établit les caractéristiques essentielles du genre qui allait devenir un des fondements du cinéma américain. Le premier western tourné vraiment à l’Ouest fut Tracked by Bloodhounds : or, a Lynching in Cripple Creek (W. N. Selig, 1904), où un vagabond tue une pauvre ménagère et se fait poursuivre, rattraper et lyncher. Les arbres y arborent souvent des panneaux « Selig » pas trop discrets et les coups de feu génèrent d’épaisses fumées (comme il se doit). Comme la lumière californienne était hautement fiable pour exposer correctement les négatifs, Selig migra en 1909 de Chicago à Los Angeles où il ouvrit le premier studio californien. Pour rester compétitifs, les autres producteurs calquèrent leurs westerns sur le modèle Selig, et les compagnies qui survécurent furent celles qui prirent le chemin de Los Angeles.

William Nicholas Selig
Courtesy of the Academy of Motion Picture Arts and Sciences

En partenariat avec William Randolph Hearst, Selig produisit la première bobine d’actualités américaine et promut des safaris photographiques aux lieux reculés de la planète pour en capter les images et obtenir ainsi des documents de seconde équipe pour servir de matrice à ses récits de fiction. Selig et Vitagraph étaient les seules compagnies américaines à ouvrir des filiales en Europe avant la Première Guerre mondiale, semant ainsi un goût pour le cinéma américain, qui continua à dominer les marchés mondiaux longtemps après leur propre disparition. Selig imposa, malgré la résistance des exploitants, des récits toujours plus longs et complexes. The Coming of Columbus (Otis Turner, 1912) durait 3 bobines (40 minutes), une gageure à l’époque. Même si la légende de l’œuf de Colomb y est relatée de façon littérale et que les perruques des enfants dans les processions espagnoles ont sans doute enrichi les fabricants de tapis californiens, le film donne l’occasion de voir pour la première fois la muse de Selig, Kathlyn Williams, dans le rôle de la reine Isabelle. Ressemblant de façon frappante à Karin Viard, cette comédienne fut utilisée par la compagnie dans bon nombre d’ « aventures de jungle » ( Thor, Lord of the Jungle (F.J.Grandon, 1913)), ce qui la rendit tellement populaire que Selig produisit un serial en son honneur, The Adventures of Kathlyn (1913), le premier du genre.

« The Coming of Columbus » de Otis Turner, 1912

Un autre pilier de la maison était sans conteste Francis Boggs. Ce vétéran des planches fut engagé en 1907 comme réalisateur et comprit rapidement que les histoires filmées en extérieurs ( The Sergeant , 1910, sur fond de lutte contre les Indiens, fut entièrement tourné dans la vallée de Yosemite) se chargeaient d’une authenticité qui se répercutait avantageusement sur le tiroir-caisse. Boggs devait diriger plus de 90 titres pour Selig avec un degré d’autonomie qui n’avait d’égal que celui de Griffith à la Biograph. La dizaine de films qui survivent dénotent une compréhension parfaite de l’importance de la profondeur de champ (p.ex. les Apaches dévalant les collines au fond pour attaquer l’attelage en contrebas dans Captain Brand’s Wife (1911)) et des mouvements de caméra. Hélas, Boggs tomba sous les balles d’un jardinier japonais que Selig avait mis à la porte, en octobre 1911.

Tom Mix

Le troisième pilier de la compagnie s’appela Tom Mix. Recruté par Selig en 1910, Mix avait un passé professionnel de cow-boy avant de devenir comédien. Son physique athlétique d’artiste de rodéo lui assura un succès immédiat auprès des foules : Mix devint une des premières stars de western et le paradigme même du cow-boy de cinéma. Dans The Stage-Coach Driver and the Girl (Tom Mix, 1915), Mix conduit la diligence au moment où l’un des chevaux de l’attelage s’écroule. Un peu plus tard, la diligence perd une de ses roues et se renverse au moment où Mix fait le saut vers le salut. Ces événements se déroulent sans plans de coupe : pas besoin de cascadeur. Selig fut aussi le premier à satiriser le western avec The Cowboy Millionaire (1913) : un cow-boy hérite de 10 millions, déménage à Chicago et s’y marie. Se languissant de ses potes, il les invite à venir lui rendre visite. Devant leur manque effroyable de manières (au théâtre, ils tirent sur le méchant de la pièce !), il se résigne à les renvoyer. Dans Legal Advice (Tom Mix, 1916), une jolie avocate arrive dans une ville de l’Ouest pour y ouvrir un cabinet. Les cow-boys lui font tous la cour. Pour l’emporter sur ses rivaux, Mix va jusqu’à commettre un crime pour qu’elle s’occupe de son cas. Une cruelle surprise l’attend pendant le procès. Le spectateur remarque en passant que les décors représentant les intérieurs sont ouverts à tous vents, car les chevelures flottent : dans le cabinet, la paperasse risque même de s’envoler.

Carl Winterhoff et Winnifred Greenwod dans « The cowboy millionnaire »

En 1914, Selig se lance dans la production du premier film américain atteignant deux heures de durée. (Le succès de la superproduction italienne Quo Vadis (Enrico Guazzoni, 1913) y était sans doute pour quelque chose). Ce sera The Spoilers (Colin Campbell, 1914), western épique inspiré du bestseller de Rex Beach, où deux propriétaires d’une mine d’or dans l’Alaska, doivent se défendre (aidés en cela par une entraîneuse au grand cœur (Kathlyn Williams)) contre l’emprise crapuleuse d’un politicien véreux et de ses acolytes. Le héros Roy Glenister est campé par l’imposant William Farnum, à la carrure très wellesienne, fraîchement importé de Broadway, le méchant Alex McNamara par Thomas Santschi, faux Lucernois, compagnon de route de Selig depuis 1909, un beau gosse qui marche allègrement sur les cadavres, tenant à la fois de Sam Fuller, mâchouillant cigare sur cigare, et de Jeff Chandler, pour ses cheveux crépus grisonnants. Entre les deux adversaires aura lieu la plus sensationnelle bagarre à mains nues que le cinéma ait présentée jusque là. D’un commun accord, les deux acteurs avaient décidé de ne rien simuler et les coups portés produisirent moult contusions, coupures et os cassés. Le sujet fut refilmé à quatre reprises, mais même avec John Wayne ou Gary Cooper, la bagarre ne fut plus jamais aussi convaincante. Le succès du film eut plusieurs répercussions : les projecteurs furent modifiés pour accepter des bobines plus grandes et les salles durent installer un deuxième projecteur pour assurer une projection sans interruption. La location des films devenant plus chère, on dut construire des salles plus grandes pour les rentabiliser.

Kathlyn Williams

Pour son deuxième film de 2 heures, Selig adapta un autre roman de Beach, The Ne’er-do-well (Colin Campbell, 1916). S’agissant des frasques d’un fils à papa américain au Panama, Selig décida d’aller tourner sur place. Le canal venait d’être inauguré en août 1914. En janvier 1915, l’équipe de Selig s’embarqua à New York : hélas, Helen Castle, prévue pour le rôle de la jeune Panaméenne Chiquita, tomba sérieusement malade pendant le voyage et dut regagner la Nouvelle Orléans, où elle mourut. La production put engager comme figurants des ouvriers qui avaient travaillé sur le chantier du canal. Les maisons coloniales d’Ancon, la vieille prison de Panama, les bidonvilles de Colon, la jungle et le canal lui-même avec ses excavatrices abandonnées servirent de décors à l’histoire d’amour entre Chiquita (Norma Nichols), la fille d’un politicien local, et un jeune héritier américain (Wheeler Oakman), qui est obligé de se débrouiller sans l’aide de papa (qui lui a coupé les vivres), mais qui est heureusement l’élu du cœur d’une compatriote plus mûre (Kathlyn Williams) qui a décidé de tromper son mari diplomate et sur les ressources de laquelle il peut se reposer. Quand le diplomate se suicide, le jeune homme est accusé de meurtre. Le ton direct qui prévaut dans ces marivaudages sera inconcevable deux décennies plus tard quand le code Hays entrera en vigueur. En montrant le pouvoir de l’argent américain (le père du héros réussit à faire libérer son fils en menaçant le pays de représailles), le film donne un portrait précoce du ugly American. De même, les amours inter-raciales (Chiquita est très foncée) sont vues avec bienveillance, alors que le Hollywood de l’Âge d’Or les mettra à l’index.

LeRoy Mason et Pauline Stark dans « The Viking »

Redécouvertes et Restaurations
Familientag im Hause Prellstein (Hans Steinhoff, 1927) est une comédie interprétée par quelques-uns des meilleurs acteurs germanophones d’ascendance juive (Siegfried Arno, Karl Ettlinger, Max Ehrlich), mais l’histoire est plus universelle que proprement juive : Sami Bambus a décidé de simuler sa propre mort pour se venger de sa femme et du cousin de celle-ci, Prellstein, prétendant obséquieux et parasite condescendant, auxquels il laisse non pas une fortune, mais des dettes de jeu patiemment accumulées. Les organisations juives reprochaient au film de ridiculiser leur communauté et ses coutumes, les antisémites y voyaient des comportements juifs révélés au grand jour. La Ufa décida donc de sortir le film à la sauvette, mais cela ne l’empêche pas d’être d’une drôlerie délicieuse et certainement la seule comédie juive réalisée par celui qui est devenu plus tard le cinéaste attitré des Nazis.

The Viking (Roy William Neill, 1928) relate la découverte de l’Amérique du Nord par Leif Ericsson vers l’an mil. Et à en croire le film, les gars du Nord auraient laissé une tour de garde qui se dresse toujours à Newport, RI, photo à l’appui. Premier film tourné en technicolor bichrome avec une piste sonore, The Viking profite de décors somptueux dessinés par le peintre paysagiste Carl Oscar Borg, les drakkars arborant des voiles striées de rouge, la mer luisant d’un beau turquoise. Pauline Stark en Viqueen est provocante en diable avec son casque ailé et son corsage de mailles en forme d’écailles qui s’assortissent toujours merveilleusement bien avec ses jupes et sa chevelure dorée. Un film d’orfèvre.
Au mois prochain

Raymond Scholer