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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - février 2011

29e Pordenone Silent Film Festival : suite...

Article mis en ligne le février 2011
dernière modification le 13 décembre 2011

par Raymond SCHOLER

Redécouvertes et Restaurations
Upstream (1927) de John Ford était longtemps considéré comme perdu. Le film fut retrouvé en 2010 dans un lot déposé par un collectionneur à la New Zealand Film Archive. Il s’agit d’un mélodrame romantique très drôle dans le milieu des comédiens et artistes de scène. Un triangle amoureux entre un lanceur de couteaux, sa gracieuse « cible » et un acteur shakespearien égocentriste porté sur la déclamation outrancière (Earle Foxe, voir photo) en constitue le cœur dramatique. Une série de vignettes détaillant l’atmosphère survoltée dans la pension qui héberge tout le monde donne de la substance à la trame, tandis que l’impayable duo de claquettistes incarné par Sammy Cohen et Ted McNamara assaisonne le tout, tel un chœur grec en délire, d’un comique désopilant. La méthode de travail légendaire de Ford (ne filmer que ce qu’on utilisera au montage) était déjà pleinement opérationnelle, si l’on en croit les mémoires de Charles G. Clarke, son chef-opérateur. Au bout de trois semaines de tournage, pendant lesquelles il était impossible de déceler un lien quelconque entre les différentes séquences filmées, Ford annonça que le film était dans la boîte. Ce n’est qu’en voyant le film monté qu’on put se rendre compte que tout s’emboîtait à la perfection.

L’acteur shakespearien (Earle Foxe) dans « Upstream »

Egalement donné pour perdu et retrouvé dernièrement, The Tonic (1928) d’Ivor Montagu était la partie manquante d’un trio de saynètes écrites par H.G.Wells pour lancer Elsa Lanchester, dans laquelle il voyait un Chaplin au féminin. Une famille (Charles Laughton y joue le père pétri de suffisance) rêve d’hériter aussi vite que possible de sa riche tante Louisa, une hypocondriaque chronique qui vient de congédier la dernière d’une longue succession de servantes. Or, Elsa, la domestique de la famille, est une catastrophe ambulante. Aussi ont-ils l’iidée de l’envoyer au service de Louisa : avec ses maladresses, elle raccourcira certainement la vie de la tante, rien qu’en se trompant dans les médicaments qu’elle devra administrer. Ayant appris que les chocs subits ont une grande valeur thérapeutique, Elsa décide au contraire de guérir la vieille neurasthénique, la mettant entre autres, les yeux bandés, sur les rails devant un train qui s’approche et ôtant le bandeau au dernier moment ! Lanchester est une comique accomplie, ayant le don rare de ne jamais donner la moindre impression de trouver drôle ce qu’elle est en train de faire. Elle et Laughton, qui se connaissaient depuis un an, n’allaient pas tarder à convoler en justes noces.
Dans A Thief Catcher (1914) de Ford Sterling, Charlie Chaplin n’est pas encore le vagabond, mais un flic maniant allègrement la matraque. La moustache « brosse à dents » est déjà en place, la gestuelle aussi. Seul le costume diffère. A part ça, c’est d’une insignifiance totale.
Die Waffen der Jugend (1912) de Robert (Das Cabinet des Dr. Caligari) Wiene est un conte de fée. Jugez plutôt : une jeune fille de la haute fait une fugue, se promène dans Berlin, s’endort le soir sur un banc public, est recueillie par deux vagabonds qui l’emmènent dans leur taudis, les amadoue en un rien de temps et convainc son papa d’industriel de leur procurer des jobs séance tenante. Que le monde était encore en ordre à la Belle Epoque !

« Trois dans un sous-sol » d’Abram Room

Trois carrières soviétiques : Room, Push, Kalatozov
Le Letton Sergei M. Eisenstein et le Lithuanien Abram Room, hommes de théâtre, firent leurs débuts au cinéma en 1924. Si Eisenstein garde une réputation mondiale qui ne s’est jamais démentie au fil du temps, celle de Room, qui fut pourtant actif jusqu’en 1971, ne semble tenir qu’à son œuvre la plus connue, Tretya Meshchanskaya/Trois dans un sous-sol (1927). Il est vrai qu’on trouve le film pour 3 euros dans les bacs – grâce à Bach Films - et que c’est un chef-d’œuvre. Sous prétexte de jeter une lumière crue sur la crise du logement à Moscou, le film n’explore rien de moins qu’une nouvelle morale sociale et sexuelle. Quand un copain d’armée du mari vient chercher du travail dans la capitale, le mari l’héberge sur le canapé de l’appartement. L’ami et l’épouse tombent amoureux lors d’une absence professionnelle du mari et mettent celui-ci devant le fait accompli. Le ménage à trois vivote tant bien que mal jusqu’à ce que la femme annonce qu’elle est enceinte. Devant les atermoiements des mâles, elle préfère aller enfanter ailleurs. Malgré le naturel des acteurs et l’humour indéniable de la mise en scène, les situations étaient trop osées pour ne pas provoquer des haut-le-cœur chez les communistes bon teint qui n’y voyaient que déviances bourgeoises. La controverse allait secouer Room encore une seconde fois, quand Strogiy Yunosha/Le Jeune Homme Sévère (1934), qui décrit les amours d’un jeune communiste et d’une « bourgeoise », fut jugé non conforme avec le réalisme socialiste, et interdit. Room fut sévèrement réprimandé. Peut-être qu’il faut voir dans ces accidents de parcours l’origine de la différence de traitement que subirent les œuvres d’Eisenstein et de Room. Bukhta Smerti/La Baie de la Mort (1926), qui chantait le sacrifice de leaders bolcheviks massacrés par les Blancs, se termine sur un geste révolutionnaire d’un mécanicien jusque-là apolitique : il saborde le bateau censé attaquer le phare où se sont retranchés les partisans. Mais comme Bronenosets Potemkin/Le Cuirassé Potemkine était sorti un mois plus tôt, le film de Room passa pour du réchauffé : encore un film de navire ! Un autre accident de parcours.

« Le fantôme qui ne revient pas » d’Abram Room

Privideniye, Kotoroye ne Vozvrashchayetsya/Le Fantôme qui ne revient pas (1929) est l’adaptation d’une nouvelle de Henri Barbusse. Une prison quelque part en Amérique du Sud, où le surveillant peut avoir un œil sur l’intérieur de toutes les cellules, disposées sur plusieurs étages en cercle autour de lui : l’espace privé n’existe pas. Une stylisation diaboliquement élégante pour montrer l’enfer de l’oppression (voir photo ci-contre). Parmi les prisonniers à vie, Jose Real, le leader syndicaliste. Après dix ans d’internement, un détenu a droit à 24 heures de liberté. On espère que Real profitera de cette liberté pour refuser de réintégrer la prison, ce qui donnerait l’occasion de liquider l’énergumène. Jose prend le train, talonné par un flic en civil. Il s’endort et manque son arrêt. Il est obligé de traverser un désert à pied pour rejoindre son village, le flic obstinément dans son sillage.Tout dans le traitement concourt à suggérer que le film vient de basculer dans l’onirique. La symbolique biblique – sauveur, passion, traversée du désert – est tenace. Hélas, une fois Jose auprès des siens, le film change encore une fois de registre en se terminant dans la plus plate banalité avec une grève des travailleurs qui réussit. Room semblait vouloir le beurre et l’argent du beurre.

Le Géorgien Mikhail Kalatozov est connu principalement pour Quand passent les Cigognes (1957) et le panégyrique castriste Soy Cuba (1964) avec ses mouvements d’appareil vertigineux. Pordenone offrait la première rétrospective de tout ce qui subsiste des débuts de ce cinéaste qui, selon les dires de Koulechov, arrivait à tirer « une valeur esthétique des sujets les moins photogéniques ». C’est que Kalatozov se forma au cinéma sur le terrain : projectionniste, acteur, monteur, scénariste et pour finir cameraman, il comprit assez vite que les images et leur juxtaposition étaient cruciales pour la réception du film. Il fallait qu’elles soient suffisamment stylisées pour frapper d’emblée le spectateur et susciter chez lui une réponse émotionnelle. Deux films géorgiens, Giuli (Lev Push et Nikolai Shengelaya, 1927) et Bishuri Siskhli/Sang tzigane (Lev Push, 1928), dont il composa les plans, illustrent bien ses conceptions constructivistes, quand bien même les mélodrames décrits relèvent d’un multiculturalisme soviétique bien trop tolérant qui ne fait pas l’effort de mettre vraiment au pilori des coutumes sociales nauséeuses basées sur le sacro-saint honneur des femmes. Le premier concerne en effet les malheurs qui guettent une musulmane amoureuse d’un chrétien, le second relate les amours interdites d’une jeune rom.

Une carrière d’ardoise dans « Le sel de Svanétie »

De la première réalisation de Kalatozov ne survivent que deux bobines retrouvées en 2008 : Mati Samepo/Leur empire (1928) est essentiellement un montage d’actualités issues de la République Démocratique de Géorgie (1918-1921) qui montre de façon hautement satirique le bradage des richesses du pays par ses dirigeants mencheviks aux puissances occidentales. C’est avec le documentaire Jim Shuante/Le sel de Svanétie (1930) que Kalatozov frappa un grand coup. Le film se laisse comparer à Las Hurdes (1932) de Bunuel. Kalatozov se penche sur un territoire coupé du reste du monde pendant la moitié de l’année, la Haute Svanétie (Nord-Ouest de la Géorgie). Les villages y sont dotés de tours carrées datant du XIIe siècle, hautes d’une vingtaine de mètres, censées protéger la population des incursions étrangères. La seule richesse des Svanes est l’ardoise (photo). La vallée manque cruellement de sel : pour pallier ce manque, les vaches ont l’habitude de lécher les restes d’urine ; on voit un chien lécher un bébé. Les habitants, d’une pauvreté extrême, ont par la force des choses gardé des moeurs très curieuses. Après un décès, un cavalier épuise létalement le cheval du mort. Les naissances ne sont pas bienvenues, car la population doit rester limitée. On laisse mourir les nouveau-nés arrivés pendant des funérailles. La mère égouttant son sein gonflé au-dessus de la tombe du bébé est un cri de désespoir inoubliable. Le film fut accusé de formalisme par la censure et frappé d’ostracisme.
Le film suivant, Lursmani Cheqmashi/La griffe dans la Botte (1931) fut carrément interdit. Un soldat y est envoyé avertir le QG qu’un train blindé assiégé a urgemment besoin d’aide. En chemin, un clou de sa botte lui rentre dans le pied et il arrive trop tard à destination. La cour martiale décide que ce n’était pas sa faute, mais celle des travailleurs qui ont fabriqué les bottes. Le communisme ne pourra vaincre que si chacun y met du sien. La montée de la tension chez les assiégés, la fuite éperdue du messager à travers les barbelés ennemis, les joutes oratoires enflammées devant le tribunal sont autant d’occasions pour Kalatozov de dynamiser la mise en scène par des images inoubliables. Mais on ne met pas en doute le travail d’un ouvrier soviétique. Ce n’est que 8 ans plus tard que le réalisateur put à nouveau réaliser un film.

La suite au mois prochain
Raymond Scholer