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Cine Die - février 2007

Giornate del cinema muto 2006, suite...

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 20 février 2012

par Raymond SCHOLER

Giornate del cinema muto 2006

Centenaire de la Nordisk
En 1919, le plus grand des cinéastes danois, Carl Theodor Dreyer, depuis 1913 scénariste à la Nordisk, réalise pour la maison son premier film, Praesidenten/Le président ; un an plus tard, il livre avec Blade af Satans Bog/Feuillets Arrachés au Livre de Satan une œuvre d’une beauté plastique à couper le souffle, quand bien même il est parfois ardu de trier le signifié du purement anecdotique. Dans quatre épisodes, Satan est condamné à parcourir le monde et inciter les hommes à faire du mal. Son seul espoir d’être délivré de cette malédiction est de voir quelqu’un résister à la tentation. Il pousse donc Judas à trahir Jésus : pas d’objection. En Grand Inquisiteur dans l’Espagne du XVIe, il convainc un moine tourmenté par Eros à commettre un viol sur une jeune fille accusée de sorcellerie. Pendant la Révolution Française, en chef jacobin, il convainc un jeune homme qui aurait la possibilité d’organiser la fuite de Marie-Antoinette de la Conciergerie de laisser tomber : l’argumentation de ce segment laisse un peu perplexe. Le dernier chapitre se déroule pendant la guerre civile finlandaise de 1918. Satan est un moine défroqué à la tête de racaille bolchevik. Il menace de tuer la famille d’une télégraphiste, si celle-ci refuse d’attirer les Blancs dans un guet-apens. Elle préfère se suicider et la malédiction prend fin. Dreyer a donc implicitement dit tout le mal qu’il pense de la gauche, mais il s’impose simultanément comme maître de la peinture en noir et blanc et du découpage dramatique (alors que les plans des films Nordisk duraient vers 1915 en moyenne 30 secondes, selon l’”esthétique des tableaux”, Dreyer réduit la durée d’un plan à 6 secondes) et excellent directeur d’acteurs.

« Blade af Satans Bog/Feuillets Arrachés au Livre de Satan » de Carl Theodor Dreyer

Le seul qui, sur ce dernier point, l’égale chez la Nordisk est A.W. Sandberg, dont le festival montre deux titres : Nedbrudte Nerver/Nerfs à bout (1923), où un journaliste détective se fourvoie au sujet d’un meurtre dont il a été témoin dans un parc : il n’avait pas réalisé que c’était une scène jouée devant une caméra. Comme le spectateur n’est pas au parfum, il échafaude des théories échevelées en même temps que le héros qui se lance sur autant de pistes complexes qu’inutiles. Entre comédie (le héros est un tantinet malhabile) et thriller, le film court de surprise en surprise. En 1926, Sandberg réalise son chef-d’œuvre, Klovnen/Le clown, un mélodrame flamboyant qui devient le film-phare de la Nordisk dans les années vingt. Gösta Ekman, le plus grand acteur suédois de l’époque, y incarne Joe Higgins, un orphelin joyeux et sensible recueilli par un directeur de cirque joué par Maurice de Féraudy. Avec les années, l’orphelin devient un clown chantant de renommée mondiale, épouse Daisy, la fille de son bienfaiteur, à côté de laquelle il a grandi, et s’investit tellement dans son art que son épouse délaissée devient la proie d’un couturier grand consommateur de jolies femmes. Joe baisse les bras et laisse les amants à leur bonheur. Dès que le vil suborneur apprend que sa compagne est enceinte, il la lâche lâchement. Des mois plus tard on retrouve Daisy survivant tant bien que mal avec un bébé sur les bras. Elle essaie de reprendre contact avec Joe, mais tombe sur ses propres parents qui ne veulent plus de cette fille indigne. De désespoir, elle se jette dans la Seine (l’histoire se déroule à Paris). Dès lors, la carrière de Joe périclite. Les années passent. In extremis, un sort clément décide de le réunir avec la fillette de Daisy. On se perd en conjectures sur la présence de celle-ci dans un lit d’hôpital. Le non-dit, hélas, le restera... En 1928, à la suite d’une compétition mondiale de plus en plus intense, Nordisk fut obligé de déposer son bilan, mais devait renaître peu après sous le nom de Nordisk Tonefilm.

« Klovnen/Le clown » d’Anders Wilhelm Sandberg

Thomas H. Ince producteur
Contemporaine de la Nordisk, la New York Motion Picture Company, fondée en 1911, profita grandement de l’arrivée de Thomas H. Ince, qui avait pendant un an dirigé Mary Pickford pour Carl Laemmle et qui érigea maintenant dans le canyon de Santa Ynez le studio “Inceville”. En 1914, plus d’une dizaine de metteurs en scène tournaient chaque semaine trois films à deux bobines sous la stricte supervision de Ince ; peu à peu, il se mit à ajouter un long métrage par mois. Les productions Ince se caractérisent par un professionnalisme bien huilé dans tous les départements, depuis le jeu sobre des comédiens, à des lieues de la gestuelle dépassée des acteurs de la Nordisk, aux scénarios concis filmés sans chichis. La noblesse intrinsèque des Indiens semble un sujet souvent repris, comme en témoignent The Lieutenant’s Last Flight (T.H. Ince, 1912) et The Last of the Line (Jay Hunt, 1914). Dans le premier, le lieutenant Big Bear, fils d’un chef sioux, est exclu de l’armée à la suite d’une rixe avec un officier raciste au sujet de la fille du colonel ; quand il découvre que les guerriers de sa tribu s’apprêtent à capturer les femmes des militaires en route vers un fort plus sûr, il se rappelle la tendresse de la fille du colonel, endosse son uniforme de cavalerie et s’en va mourir pour la défense des Blanches, quitte à sacrifier quelques frères de race. Dans le deuxième, un autre fils de chef indien rentre, complètement pourri, de l’école des Blancs. Son père le surprend au moment où il s’attaque à une diligence avec son gang de renégats. Il l’abat et, comme il n’y pas de survivants, il arrange le corps de son fils de façon qu’on soit persuadé qu’il est mort en défendant la diligence. Il aura ainsi droit aux honneurs militaires.

En 1913, Ince fit débuter Reginald Barker dans la réalisation, essentiellement de westerns. Les quelques échantillons de son œuvre que nous pûmes voir à Sacile tendent à confirmer la très haute opinion que Langlois ou Cocteau avaient de son œuvre. Dans The Coward (1915), le fils d’un colonel sudiste à la retraite se fait enrôler de force par son père en 1861, mais déserte au premier contact avec l’ennemi et se réfugie dans la cuisine de ses parents. Pour sauver l’honneur de la famille, le père prend la place de son fils en première ligne comme simple soldat. Entretemps, la maison est occupée par l’état-major ennemi. Le jeune homme, caché dans le grenier, surprend les plans de bataille pour le lendemain. Dans un sursaut de courage, il vole les plans, revêt un uniforme nordiste et rejoint dans une folle course poursuite le quartier général des Confédérés, où son père, de corvée de sentinelle et ne le reconnaissant pas, le blesse d’une balle. Tout finira bien, comme il se doit. Mais le simple fait d’évoquer la peur du combat (il faut relever la sobre performance de l’acteur Charles Ray dont le seul regard en dit long) est significative à un moment où l’Amérique est encore loin de se lancer dans le Conflit Mondial, mais commence à en mesurer le prix avec les 240’000 morts dans les rangs des Alliés lors de l’offensive champenoise du 25 septembre 1915.

Florence Vidor qui joue dans « Hail the Woman »

Souvent Barker dirige William S. Hart, dont l’ascèse de jeu, le regard clair et le visage taillé dans le roc en font sinon le plus athlétique (gardons cet épithète pour Tom Mix), du moins le plus viril et le plus intègre des cowboys du muet. S’il lui arrive de jouer des mauvais garçons, comme dans The Bargain (1914), soyons sûr que la rédemption le guette toujours sous les traits d’une jeune fille dont il tombe éperdument amoureux. Alors il restitue le magot volé et comme le shérif se le fait enlever en perdant au jeu, il le revole pour lui.
En 1917, Ince devient complètement indépendant. De la Thomas H. Ince Corporation, nous pûmes voir Hail the Woman (John Griffith Wray, 1921), un étonnant manifeste féministe, où toute une famille tremble sous la férule hypocrite d’un patriarche misogyne et dévot : le fils, futur pasteur, n’ose avouer avoir épousé et fait un enfant à la fille d’un chômeur ; chassée du village, la jeune femme confiera, avant de mourir de misère, son bébé à la fille du tyran laquelle, seule, ose tenir tête à son père et son idéologie néfaste. Florence Vidor illumine de sa beauté ce beau personnage obstiné.
Au mois prochain

Raymond Scholer