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Festival de Lucerne ‘Au piano’
Lucerne : Festival “Au piano“

Compte-rendu des prestations de Murray Perahia, Elisabeth Leonskaya et Maurizio Pollini.

Article mis en ligne le 1er février 2010

par Eric POUSAZ

La séquence ‘Au piano’ du Festival de Lucerne a débuté avec Murray Perahia et les musiciens de l’Academy-of-Saint-Martin-in-the-Fields dans un programme qui mêlait des œuvres de Jean-Sébastien et Jean-Chrétien Bach alternant avec deux partitions de Mozart. Concert où la perfection était au rendez-vous, mais d’où l’émotion était singulièrement absente.

Dans la Symphonie Concertante en mi bémol majeur C 40 de Jean-Chrétien Bach, les musiciens anglais se présentaient sans chef et semblaient mis sur pilotage automatique. Les traits fluides mais puissants des cordes et les soli d’un fini parfait des vents et des cors dissimulaient mal une interprétation où le mot d’ordre semblait être le respect d’une tradition datant d’avant la révolution des baroqueux. Cette musique se dégustait comme une crème riche dont, après quelques cuillerées, le palais se lasse car l’étouffement guette…

Murray Perahia
© Watanabe / Courtesy of Sony classical

Le Concerto K 453 en sol majeur de Mozart était de la même veine. Murray Perahia y adoptait un choix de tempos curieusement instable, comme s’il s’agissait d’enrichir de quelques alanguissements romantiques une broderie d’esprit baroque trop policée. Le mouvement lent, magnifique d’ampleur sonore et de délicatesse dans le dessin, était entouré de deux mouvements aux contours appuyés, à l’éloquence feutrée et au ritardandos complaisants. Le piano souffrait même parfois d’un accompagnement trop musclé : sa voix solitaire disparaissait alors durablement sous les courbes mélodiques instrumentales qui lui livraient une redoutable concurrence. Dans le Concerto en ré majeur de Jean-Sébastien Bach BWV 1054, l’équilibre entre les divers pupitres et le soliste était nettement à l’avantage du piano. Le pianiste ne cherchait pourtant pas à tirer le maximum d’effets d’un art de la nuance qu’on sait pourtant poussé à son degré extrême chez lui : son piano sonnait sec, comme un clavecin amplifié, et rendait curieux le choix d’un instrument aussi subtil pour un résultat somme tout trop prévisible.
La Symphonie KV 504, dite ‘de Prague’ de Mozart mettait un point final à cette entrée en matière finalement décevante en dépit de ses qualités. Murray Perahia échangeait alors le piano contre la baguette pour diriger trois mouvements symphoniques d’une lisibilité parfaite mais sans réelle grandeur. Les similitudes avec le langage du Don Giovanni paraissaient forcées tant la texture instrumentale restait légère ; de plus, les reprises, toutes construites sur la même fourchette de rythmes et de couleurs, allongeaient le discours au lieu de le varier et donnaient une bien pâle image d’une des partitions les plus impressionnantes de son auteur.

Elisabeth Leonskaja
Appelée en dernière minute pour remplacer un Leon Fleisher défaillant, la pianiste russe a construit tout son programme autour des 2e et 3e sonates de Chopin, qui alternaient avec quelques Polonaises et deux Nocturnes. Dédier une soirée entière au pianiste compositeur polonais n’est pas une idée aussi séduisante qu’il y paraît à première vue : cette musique demande en effet des trésors d’imagination en plus d’une technique bien évidemment sans faille.

Elisabeth Leonskaya
Photo Joschwartz

Ce soir-là, le jeu de la pianiste russe n’était pas à la hauteur de ses ambitions. Un recours systématique à la pédale camouflait tant bien que mal un toucher curieusement approximatif dans les traits rapides qui s’entendaient comme un conglomérat compact de notes se bousculant sans légèreté ni éclat. L’imbrication des motifs mélodiques dans un tissu complexe de cellules rythmiques brèves avait le souffle court et s’écoutait comme le débit pressé d’un exécutant désireux d’arriver au plus vite au terme de son pensum. Dans ce contexte, d’ailleurs, enchaîner sans interruption les deux Polonaises No. 1 et 2 de l’op 24, le Nocturne op 55 no 1 et la 2e Sonate attestait chez la soliste une précipitation de mauvais augure que ne justifiait en tous les cas pas le discours musical à proprement parler. Certes, l’auditeur ne pouvait bouder son plaisir devant un jeu aussi brillant et systématiquement extraverti, mais la lassitude l’emportait pourtant sur la délectation. En deuxième partie de soirée, la virtuose avait inscrit la 3e Sonate assortie d’une autre Polonaise et d’un autre Nocturne.

Maurizio Pollini
Changement radical d’atmosphère avec le récital exigeant mais d’une hauteur de vue impressionnante du pianiste italien. Deux sonates de Beethoven (Appassionata et Sturm), la Fantaisie en do majeur de Schumann et quelques pages brillantes de Chopin (les quatre premières Mazurkas de l’opus 33 et le Scherzo no 2 op. 31 en si bémol mineur) composaient un programme d’un miraculeux équilibre. On sait le musicien italien particulièrement attentif aux structures, aux architectures jusqu’à se voir parfois reprocher un excès de froideur et de distance avec les partitions abordées.

Maurizio Pollini
Dundak

Rien de tel en cette soirée mémorable où les interprétations s’imposaient dans toute leur évidence. Les pages de Beethoven sont approchées sans sensiblerie, avec une certaine rage contenue qui incite le soliste à précipiter le tempo (mais avec quel panache et quelle agilité digitale !) comme pour faciliter la perception des grands arcs mélodiques dissimulés derrière la profusion du détail : l’obscurcissement progressif du climat dans l’opus 31 no 2 rendait pour ainsi dire visible l’agglomération des forces telluriques qui se déchaînent dans cette page grandiose. Débarrassés de tout alanguissement, les motifs de l’Appassionata se succèdent et semblent désincarnés : ils baignent dans une atmosphère épurée où l’enchevêtrement thématique se déroule avec une logique interne qui ne se permet aucune entorse à la rectitude rythmique. Les légers décalages d’une main gauche presque facétieuse ou les subits accents conférant une tournure neuve à un motif attendu suffisent à plonger cette page dans un climat de troublante insécurité aux effets dévastateurs.
Plus frappante était encore la liberté interprétative du pianiste dans la longue Fantaisie de Schumann, parée de couleurs étranges avec de brusques flamboiements miroitant qui transperçaient le discours de part en part pour en souligner l’instabilité foncière. Aucun effet marquant, ici, mais une discrète tendance à enrichir le discours de quelques taches sonores qui en soulignent la fragilité sous les structures contraignantes des motifs sur lesquels repose l’architecture externe. Dans les quatre Mazurkas de Chopin, enfin, le soliste met en exergue la grande liberté rythmique de ces danses qui s’écoutent comme de fugaces improvisations libérée de toute contrainte formelle : les notes semblent jaillir d’une pulsion rythmique fantasque sans souci de tracer un dessin mélodique facilement assimilable et composent une forme de séquence où couleurs, traits virtuoses et subtils décalages concourent à élever ces pages allusives au rang de miniatures de grand prix. Un Scherzo brillantissime mettait fin d’impressionnante façon à ce programme d’une remarquable intelligence de conception.

Eric Pousaz