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En marge des célébrations de l’année Chopin
Entretien : Jean-Jacques Eigeldinger

Quelques questions au musicologue Jean-Jacques Eigeldinger.

Article mis en ligne le juin 2010
dernière modification le 19 juillet 2010

par Claire BRAWAND

Frédéric Chopin (1810-1849), génie romantique du piano, est à l’honneur en cette année 2010 qui marque le 200ème anniversaire de sa naissance. Qui de mieux placé pour nous raconter sa vie et son œuvre que le musicologue Jean-Jacques Eigeldinger ?

Récompensé en 2001 par le Prix de la Fondation Internationale Frédéric Chopin de Varsovie pour des années de recherche consacrées au compositeur polonais, Jean-Jacques Eigeldinger est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier – Chopin et Pleyel – vient de paraître*. De passage à Genève, il revient sur son parcours personnel, son rapport à Chopin et nous détaille les particularités de cette musique.

A quand remonte votre amour pour la musique de Chopin ?
J’ai entendu Chopin avant d’en jouer moi-même, mais je pense que j’en suis tombé amoureux vers 12-13 ans, lorsque j’ai pu jouer pour la première fois une mazurka ou un prélude. J’ai tout de suite adoré cela. Cette musique m’a parlé extraordinairement, un peu aussi comme l’on serait séduit par quelqu’un qui vient d’ailleurs ; l’aspect slave m’a toujours beaucoup transporté. Et puis, j’aime aussi l’époque qu’a traversé Chopin. Littérairement, j’aime Balzac. Sans parler de la peinture de Delacroix, un grand ami de Chopin.

Votre premier livre, Chopin vu par ses élèves, date de vos années d’études. Dès sa parution, il a été considéré comme un ouvrage de référence. Là encore, c’est la passion qui vous guidait ?
Bien sûr ! C’était des émotions d’un jeune étudiant qui travaillait en bibliothèque – je n’avais alors pas 30 ans –, mais qui pouvait relier cela à ses moyens de l’époque, à son désir de connaissance. Je ne savais pas que je mettais, là, la main dans une matière qui n’avait encore jamais été abordée et qui était essentielle. Je ne saisissais moi-même pas ce que je faisais. Mais j’ai assez vite compris que c’était le moyen de se renseigner sur Chopin pianiste, exécutant et sur l’interprétation de sa musique.

Jean-Jacques Eigeldinger

Quelques mots sur cette musique. Quelles en ont été les sources d’inspiration principales ?
Il y en a fondamentalement deux. On observe chez Chopin ce double côté que l’on peut qualifier de culture et nature. D’une part, Chopin respecte énormément la tradition de la musique classique. En même temps, dès sa plus tendre enfance, il prête une oreille attentive aux chants et aux danses des paysans de son pays qu’il retranscrit, mais de manière moins consciente que Bartók, par exemple, qui était un véritable ethno-musicologue.

Quelles sont les innovations musicales apportées par Chopin dans l’écriture du piano ?
Elles sont tout d’abord d’ordre rythmique : Chopin trouve dans la musique folklorique de son pays, les mazurkas et autres danses, certains rythmes particuliers qu’il introduit dans ses compositions. Ces innovations sont d’ordre mélodique aussi, à travers l’amour du compositeur pour le bel canto** : Chopin transporte au piano le chant de Rossini et Bellini. Et bien sûr, l’harmonie chez lui est une harmonie nouvelle qui annonce celle de Liszt et Debussy. Pour finir, et c’est très important, à cette verticalité de l’harmonie, que Chopin enrichit et diversifie, vient s’ajouter une linéarité, une horizontalité qui vient de Bach. Mais ce n’est pas du tout comme chez Schumann, qui écrit des fugues et des canons ou comme chez Mendelssohn. Ici, le contrepoint de Bach est employé de manière très discrète. En résumé, aussi étonnant que cela puisse paraître, Chopin est un Bach moderne du clavier.

Et que dire du fameux rubato*** ? Chopin en est-il l’inventeur ?
Non, le rubato existe bien avant Chopin, mais évidemment c’est une caractéristique de son exécution parce que, fondamentalement, c’est une caractéristique de l’improvisateur. Il existe des traditions de rubato avant lui, il les connaît – Mozart y avait recours par exemple –, mais il y a des choses bien plus compliquées chez Chopin qui viennent principalement du rythme de la mazurka.

Un mot encore sur votre dernier livre Chopin et Pleyel. Quelle est, selon vous, la raison profonde qui explique la préférence de Chopin pour les pianos du facteur Camille Pleyel ?
Dès le début, une affinité s’est établie entre les deux hommes. A peine un mois après leur rencontre, Chopin dit : les pianos de Pleyel sont non plus ultra [il n’y a pas mieux]. Chopin adorait les pianinos, les instruments les plus intimes, ces petits pianos droits d’un mètre de haut et de 6 ½ octaves, où l’oreille et le cœur sont à la hauteur de l’événement sonore. Cette intimité se retrouve dans les genres cultivés par Chopin comme le Nocturne****, et dans les nuances, plutôt piano, pianissimo. Cela ne signifie pas que Chopin était contre la sonorité puissante, mais il aimait graduer et surtout dégrader la sonorité. Et cela, les pianos Pleyel le favorisent. Les pianos de Pleyel ont été davantage ressentis comme des instruments de salon que de concert. Une des raisons pour laquelle Liszt faisait mieux son affaire des pianos d’Erard.

Propos recueillis par Claire Brawand

- Fondation Bodmer (Cologny) : La Musique et les Lettres du 16 mai au 12 septembre 2010
http://www.fondationbodmer.org/

 Conservatoire de Lausanne : Rencontres Internationales Harmoniques du 9-12 septembre 2010 Autour de Chopin, avec la participation de facteurs d’instruments, de musiciens, de musicologues et de conservateurs de musée autour des instruments anciens.

* A lire : « Chopin et Pleyel », Fayard, Paris, 2010 ; « Chopin vu par ses élèves » Fayard, Paris, 2006 ; « L’univers musical de Chopin » Fayard, Paris, 2000.
** L’art du chant selon les traditions de l’opéra italien alliant beauté de la mélodie et virtuosité.
*** Indication du rythme, laissant une grande liberté de mouvement pour l’exécution d’un passage. De l’italien « dérobé, volé ».
**** Morceau de piano d’origine vocale, de forme libre et à caractère mélancolique.