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Théâtre de Carouge
Carouge : Molière, contemporain malgré lui

Entretien avec Jean Liermier au sujet de sa mise en scène du “Médecin malgré lui“.

Article mis en ligne le mai 2007
dernière modification le 17 octobre 2007

par Julien LAMBERT

Pashmina autour du cou et casquette à l’envers, Jean Liermier habille une tête pleine d’idées et un verbe éloquent avec le look d’une jeunesse fulgurante. Son travail rejoint ce constat de modernité et d’exigence conjuguées. Une farce un peu plate “Le Médecin malgré lui“, en regard des « grands » textes de Molière ? Rien moins que cela.

La relecture que le metteur en scène défend avec arguments et passion donne de la profondeur et multiplie les niveaux de sens d’un de ces nombreux textes qu’on croyait avoir le droit d’oublier dans les rayons des bibliothèques scolaires. Le bâton de guignol dessine le drame des violences conjugales, Sganarelle n’est plus un gros farceur, mais dans son abus de pouvoir il remet en cause la validité des statuts sociaux et du langage, de manière vertigineuse. Après un On ne badine pas avec l’amour remarqué à Carouge déjà en 2004, Jean Liermier a de plus le courage (et la chance) d’embarquer dans cette lecture sociale, familiale et linguistique de la comédie un panthéon d’acteurs transfrontaliers chevronnés : Anne-Marie Delbart (Martine), Eric Elmosnino (Sganarelle), Mathieu Delmonté (M.Robert/Léandre) ou Evelyne Didi (Jacqueline) avec Delphine de Stoutz (Perrin) et Marie Druc (Lucinde) côté français, Michel Kullmann (Valère/Thibault), Philippe Mathey (Luca) et Alain Pralon (Géronte) côté suisse.

Jean Liermier, vous lisez cette farce de Molière comme un drame de famille, ne tirez-vous pas excessivement à vous le texte de 1666 ?
J’attends encore qu’on m’explique en quoi ces personnages sont des stéréotypes, en quoi cette pièce n’est pas réaliste : le théâtre est un art vivant et je ne veux pas me reposer sur des conventions, sur un savoir-faire. Les formes sont à re-questionner : la farce, je ne sais pas ce que c’est et ne veux pas le savoir. Je pars du texte, je le « tire à moi », bien sûr puisque j’en fais une lecture, mais je n’invente rien de plus que ce que j’y vois.
Je vois dans Le Médecin une femme désespérée parce que son mari brûle leur argent au jeu, qui se dit « que vais-je donner à mes enfants. » Sganarelle qui la frappe pour qu’elle se taise. Or moi ça ne me fait pas rire, un mari qui tape sa femme spontanément. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’humour, mais je ne veux pas m’attacher à ce résultat, mais plutôt chercher la mécanique, le chemin qui y mène. Ce n’est pas rien non plus dans un rapport de couple que cette femme fasse casser la gueule à son mari par des valets : si on me demandait de le faire, à moi, j’aurais de la peine !

Vous ne considérez donc pas ces personnages et ces situations comme des stéréotypes de théâtre, mais comme des faits figurables dans la réalité…
Oui, je pars certes d’une transposition dans un décor de papier journal, irréaliste donc, parce que la pièce traite du rapport du vrai et du faux, d’un faux médecin qui soigne une fausse malade. Mais pour mettre le faux en exergue il faut qu’il y ait du vrai, dans un souci de crédibilité. Ainsi nous devons faire d’abord connaissance avec Sganarelle concrètement, de manière réaliste, pour qu’à sa réapparition en médecin avec un stéthoscope au cou au deuxième acte, tout le monde change son regard sur lui : l’habit fait alors le moine. Qu’est-ce qui fait que la famille de la « malade » tombe dans le panneau, quel pouvoir charrie l’habit de médecin : je veux que le spectateur puisse percevoir la pertinence de ce propos. On m’a fait un des plus beaux compliments en disant que mes « nombreuses modifications du texte » lui avaient beaucoup apporté : je n’y ai en réalité pas touché !

Comment votre direction a-t-elle participé à donner cette pertinence concrète au propos de Molière ?
Souvent, les acteurs se sont montrés déroutés eux aussi lorsque je leur ai demandé de partir des situations concrètes, des rapports humains évoqués par ce théâtre que l’on croit connaître au travers des stéréotypes. Considérant le texte comme le dessus de l’iceberg, ils doivent construire la partie immergée, beaucoup plus grande. On peut utiliser, certes, la psychologie pour nourrir le texte sans la jouer pour autant, mais aussi des références picturales, cinématographiques.

Justement vous faites référence au cinéma italien des années 50-60 dans votre dispositif : pourquoi ?
Je n’entends pas jouer cette histoire en jeans de 2006. Son esthétique présente un décalage à montrer sur scène. Or dans un film comme Le Pigeon de Monicelli, je retrouve un aspect social qui n’enlève rien à l’humour, aux singularités de personnages pourtant crédibles et vrais : de petits gars veulent y faire un casse à l’américaine, sans en avoir les moyens, dans une précarité, une improbabilité sociale qui est celle de Sganarelle, ce quasi-SDF qui débarque dans une maison bourgeoise pour truander tout le monde.

Sa force du langage, qui fonde la tromperie, comment l’avez-vous travaillée sans céder aux ressorts humoristiques immédiats du texte ?
Sganarelle improvise en latin, il a le pouvoir des mots, tandis que Géronte subit le complexe de ne pas avoir étudié ; Léandre parle comme un livre. Chaque personnage entretient un rapport singulier à la langue, il faut donc le mettre en avant dans le phrasé, dans le découpage du texte, par une lecture plus linguistique que sociale : Jacqueline et Lucas parlent patois, ce ne sont pas des paysans, ils n’ont juste pas de vocabulaire ; la nourrice essaie réellement de tenir une pensée, mais elle ne trouve pas les mots. Avec Evelyne Didi qui l’interprète, nous avons donc cherché les moments de trou malgré le bouillonnement des idées, ceux où le texte bifurque, où l’on ne s’entend plus. C’est un travail méticuleux et exigeant sur le texte, rien d’autre que le refus de savoir« comment ça marche ».
Quand j’ai travaillé sur « la Flûte enchantée », on m’a dit que le livret était mal foutu, mais je n’ai pas voulu croire que Mozart ait laissé passer la moindre faiblesse. J’ai donc regardé le texte au pied de la lettre en me demandant « et si au contraire il s’agissait d’un grand livret d’opéra ? », ce dont je me suis rendu compte au bout du travail.
Croire connaître les œuvres, c’est se montrer injuste et méprisant envers le poète qui a passé des heures à choisir chaque mot. Moi je suis dans une admiration béate des auteurs, car ils font quelque chose que je ne saurais pas faire. Quel plus grand service leur rendre que de montrer dans ma mise en scène combien ils sont contemporains ? Mozart et Da Ponte faisaient du théâtre contemporain ! Je les aurais trahi en ne me montrant pas moi aussi contemporain de mon époque, en dénonçant des mécanismes qui le restent. Molière a écrit « Le Médecin » trois mois après « Le Misanthrope », or on se rend compte qu’il s’agit d’une pièce aussi grande et profonde, si tant est qu’on soit un peu curieux et aimant.
On voudrait être rassuré au théâtre, mais il n’est pas là pour ça. Plutôt que de considérer comme tout le monde Géronte comme un vieux barbon qui enferme sa fille, je me demande ce que je ferais à sa place et conclu qu’il adore sa fille et veut son bien en lui proposant un parti qui ait les moyens de subvenir à ses besoins ! Je veux montrer aux ados d’aujourd’hui que leurs parents les aiment mais que les disputes proviennent d’une incapacité à discuter : le silence de Lucinde est ainsi une arme de résistance.

Votre goût pour les classiques du théâtre français s’explique donc par les relectures qu’ils imposent…
Je n’ai pas encore rencontré l’écriture contemporaine qui me donne une nécessité. Dans certains archaïsmes des classiques, je trouve ma liberté, grâce à la distance. Le choc des époques et des pensées m’amène à re-questionner mon temps. « On ne badine pas avec l’amour » m’a donné aussi à voir les rapports de la société avec des individus dont les principes les dépassent. J’ai aussi refusé de considérer Musset comme un simple « romantique » : ses rapports avec George Sand étaient d’une sauvagerie inouïe. Les grands auteurs parlent de l’amour à travers la violence, les exactions qu’il nous pousse à faire. Il n’y a pas de sentiments au théâtre, ils ne se jouent pas, mais sont un moteur qui poussent les personnages à agir. Chez Musset, on badine, on joue, oui, mais avec des vies, un cœur qui bat : ce n’est pas rien. Ce côté concret, organique, ce matérialisme me plaît parce qu’il rejoint la vie : au théâtre, il ne faut pas montrer la vie, certes, mais ce qui lui donne sa valeur, ce qui nous tient en vie.

Propos recueillis par Julien Lambert

Du 15 mai au 3 juin, Loc. 022 343 43 43