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En Suisse alémanique
Zurich & Bâle : Scènes lyriques

A Zurich : L’Etoile, Ariadne auf Naxos - A Bâle : Don Carlos, Zaide/Adama.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 18 juin 2007

par Eric POUSAZ

Les Opéras de Suisse alémanique ont résolument opté pour la nouveauté en cette fin d’année 2006, soit en exhumant un titre peu joué, soit en faisant appel à des metteurs en scène non conformistes

Zurich : “L’Etoile” de Chabrier
John Eliot Gardiner aime la musique de Chabrier ; selon lui, “L’Etoile” est une de ces œuvres géniales qui exprime la quintessence de l’esprit français et n’aurait jamais dû quitter le répertoire. A Lyon, il y a une quinzaine d’années, la production qui avait été montée sous sa direction avait fait sensation, mais était restée sans lendemain. A Zurich, les choses ne s’annoncent pas mieux, même si, musicalement, le bonheur est au rendez-vous.
L’ouvrage, en effet, malgré d’incontestables qualités, manque d’efficacité scénique. La situation délirante de ce roi qui condamne à mort un rival dont les sages ont prédit qu’il ne lui survivrait pas de douze heures eût pu inspirer un Offenbach des grands jours ; or la plume de Chabrier, toute de finesse, ne se hisse jamais à l’ « énaurmité » du livret et tire plutôt l’ouvrage du côté de l’opéra comique de demi caractère à la Véronique ou Fortunio. Le chef anglais sait admirablement faire ressortir les subtilités d’une orchestration qui lance des pointes tous azimuts mais ne peut jamais susciter le rire franc ou l’attendrissement nostalgique, car le langage musical de Chabrier paraît souvent mal adapté au moment dramatique qu’il est censé illustrer, la structure strophique étant trop rigide. Aussi, malgré les prouesses virtuoses d’un orchestre déchaîné qui aligne les numéros de haute voltige, s’insinue progressivement une impression d’ennui qui fait fuir plusieurs spectateurs à l’entracte… Peut-être “L’Etoile” fait-elle finalement meilleure impression lorsqu’elle est donnée en version de concert ou écoutée en CD…
La distribution est dominée par Anne-Catherine Gillet en Laoula : son soprano clair, à la fois vert et charnu, semble fait pour servir cette musique du bout des lèvres avec juste ce qu’il faut d’ironie pour en faire sentir le double sens. Marie-Claude Chappuis en Lazuli peine par contre à donner tout son poids à ce personnage central par la faute d’un timbre certes chaleureux (les Genevois ont pu l’applaudir deux fois cette année au Grand-Théâtre dans les deux productions monteverdiennes) mais pas encore aguerri à l’art de la comédie musicale avec son grave et son aigu élimés. Quant à Nora Sourouzian, elle complète avec brio le trio féminin avec son Aloès pleine d’assurance. Du côté masculin, les motifs de satisfaction étaient nombreux, car tant Jean-Luc Viala, un Ouf 1er plein de vitalité que son acolyte Jean-Philippe Lafont (Siroco) savent tirer toutes les ficelles d’un genre qu’ils maîtrisent à merveille depuis de nombreuses années. Gabriel Bermúdez (Hérisson de Porc-Épic) et Guy de Mey (Tapioca) ne font également qu’une bouchée de leur emploi épisodique…
Le metteur en scène David Poutney a eu l’idée de rendre ostensiblement hommage au sponsor de la soirée en plaçant l’étoile d’une grande marque d’automobile allemande au centre de tous les regards dès le lever du rideau. Son approche manque de légèreté avec ses arabes d’opérette en burnous colorés ou ses allusions triviales à la fureur d’achat qui habite tous les habitants riches des Pays du Golfe. Mais son approche distrait et finit par séduire tant il exploite avec élégance et bon goût les multiples facettes du décor somptueux de Johan Engels qui transpose l’action dans un grand centre commercial. A défaut d’emballer le public, voilà une production qui a au moins le mérite de prendre au sérieux un ouvrage qui n’en demande finalement pas tant.

Zurich : “Ariadne auf Naxos”
Claus Guth a réservé une belle surprise aux Zurichois en faisant reconstruire sur le plateau de leur Opéra une fidèle reconstitution d’une des salles de la célébrissime Kronenhalle, cette brasserie de luxe où les murs sont décorés de tableaux de maître et où tout ce que Zurich connaît de chic et d’argenté aime à se retrouver. Ainsi, l’île déserte où Ariane attend en vain son Thésée est-elle un endroit public où l’incessant va-et-vient des clients accentue encore l’impression de solitude de celui qui se sent exclu. Seule devant son verre de … Mouton Rothschild, Ariane songe à l’homme qui vient de l’abandonner. Il s’agit du Compositeur de l’opéra que l’on a vu pendant le Prologue se débattre contre les exigences insensées d’un ‘sponsor’ inculte : outré de devoir partager la scène avec une troupe de comédiens italiens, il a préféré se suicider d’un coup de feu... Restée seule, Ariane désespère de l’avenir ; plusieurs fois au cours de la soirée, Ariane voit réapparaître le visage ensanglanté de celui qu’elle a aimé avant de sombrer dans le désespoir et d’ingurgiter une bonne dose de barbituriques. Au moment où la mort s’approche, elle voit s’approcher d’elle celui qu’elle prend pour le dieu de la mort et se livre à lui. Mais lorsqu’elle meurt, les lumières se rallument, elle se lève et salue telle une diva encensée par le public… Le tout n’est finalement que le fruit de l’imagination débridée d’une artiste.
La distribution réunie pour l’occasion est idéale. Le soprano opulent d’Emily Magee habite la plainte d’Ariane avec une intensité hallucinée inoubliable ; face à elle, dans le rôle impossible de Bacchus, Roberto Sacca prouve une fois de plus que son timbre s’est épaissi sans rien perdre de sa souplesse : son long duo avec Ariane, riche en aigus claironnants mais non arrachés, est un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre sur un plateau d’opéra. Elena Mosuc a su faire sien le rôle de Zerbinetta, dont les interminables fioritures sont croquées avec un plaisir évident que le public partage dans le délire. Michele Breedt éblouit le public avec son portrait de compositeur passionné, ardent et velléitaire ; le travesti lui sied bien, scéniquement et vocalement, alors que la voix semble faite pour se couler dans les méandres straussiens. Le quatuor de clowns tout comme le trio des naïades fait honneur à un opéra qui sait intéresser des chanteurs de premier plan à des emplois en apparence secondaires, alors que Michael Volle fait une fois plus montre de ses qualités de chanteur de lied dans le rôle court mais essentiel du Maître de musique. Christoph von Dohnanyi dirige la partition avec amour ; tout en soignant le détail, il souligne l’imparable gradation vers l’apothéose finale qui égale les plus éprouvants sommets wagnériens avec moins de quarante musiciens en fosse … un véritable tour de force.

Bâle : “Don Carlos”
En s’attaquant à la version française de “Don Carlos”, qui n’a plus été donnée en Suisse depuis la réouverture du Grand-Théâtre après l’incendie qui l’a entièrement détruit au milieu du siècle passé, Bâle faisait presque œuvre de pionnier. Et en invitant Calixto Bieito à assurer la mise en scène de l’ouvrage, la direction savait qu’elle allait au-devant de réactions pour le moins vives de la part du public. Le résultat a été à la hauteur de l’attente : l’ouvrage verdien est prétexte à un long cortège de violences, d’attaques anticléricales et de sexe. Le metteur en scène ne recule devant aucune outrance pour rendre sensible la violence latente qui caractérisait les rapports sociaux sous l’Espagne de Franco. L’action se joue dans une gare routière ; Don Carlos, un junkie paumé, se fait dévaliser, chante sa complainte à Fontainebleau en petite tenue avant de se retrouver enfermé dans une cage montée sur roulettes. Elisabeth et Eboli se muent en femelles nymphomanes, alors que le Roi et Posa passent en riant au milieu de toutes les abominations dont ils se font les complices, jusqu’à ce que, eux aussi, passent à la trappe.
La musique de Verdi, totalement étrangère à cet univers, s’inscrit en faux contre l’ensemble des situations et en souligne l’artificialité. Aussi ne saurait-on en vouloir au chef Balázs Kocsár s’il ne parvient pas toujours à souligner l’austérité du propos du compositeur, car l’œil est à tel point accaparé par la scène que l’oreille enregistre distraitement ce qui vient de la fosse. Mais le rythme imprimé au spectacle paraît en tous les cas inutilement lent, comme s’il fallait installer un contrepoint à l’excès d’agitation scénique. Parmi les chanteurs, on relève le vaillant ténor de Keith Ikaia-Purdy, qui parvient au bout de son marathon sans défaillir (le rôle de Carlos compte certainement au nombre des plus éprouvants qu’ait écrit Verdi pour ce registre) et la superbe maîtrise de Mardi Byers qui, bien qu’indisposée, a brossé d’Elisabeth un portrait d’un lyrisme délicat. Stefan Kocán est un Philippe au timbre clair, inhabituellement jeune alors que Marian Pop fait de Posa un bellâtre farceur dont on peine à croire qu’il est prêt à se sacrifier pour le bien d’un peuple opprimé… Enfin, avec sa voix énorme mais inégale, Leandra Overmann transforme Eboli en une vamp passionnée prête à tout pour satisfaire ses désirs secrets tandis que la basse sonore de Sumi Lutinen donne vocalement le poids nécessaire à une intervention scénique qui n’a rien de grandiose ni d’effrayant. Le public, partagé entre agacement et enthousiasme, a conspué et acclamé l’équipe artistique au rideau final (à l’affiche jusqu’en mars).

Bâle : “Zaide/Adama”
Donnée au Festival de Salzbourg dans le cadre du marathon tout Mozart de l’été dernier, cette production de Claus Guth est enfin arrivée sur les bords du Rhin. “Zaide”, on le sait, n’a pas été achevé par Mozart ; même le livret est lacunaire. L’histoire évoque celle de “L’Enlèvement au Sérail”, mais la fin semble devoir être tragique. Claus Guth a demandé à Chaya Czernowin, une compositrice israélienne, de combler les lacunes : elle l’a fait avec une série de bruitages d’une rare violence qui dépeignent les tortures physiques et morales d’un couple formé d’un Palestinien et d’une Israélienne pour qui l’amour est synonyme de frustration et de souffrances de tous ordres. Ainsi, les deux opéras se jouent en alternance, avec deux orchestres différents (dans deux fosses séparées), dirigés par deux chefs qui se passent le témoin. Parfois, les deux langages se superposent brièvement, comme pour montrer que le drame prévu par Mozart trouve son prolongement dans le monde d’aujourd’hui où les sérails sont remplacés par des frontières autrement plus angoissantes. Sur le plateau, des meubles géants et des êtres masqués symbolisent la toute puissance d’un univers hostile dans lequel se débattent en vain les prisonniers que sont les personnages des deux ouvrages. Le pouvoir est symbolisé par des êtres portant des masques géants, impassibles et terrifiants dans leur banalité apparente. Le sang et la sueur coulent à flots, toutes les issues semblent bouchées.
Dans l’ouvrage mozartien, Maya Boog et Rolf Romei forment un couple pathétique dont le chant, d’une admirable pureté, semble presque incongru dans un monde marqué au sceau de la brutalité la plus animale. Les personnages annexes, au profil moins accusé, forment une équipe musicale solide ainsi que l’atteste le formidable quatuor final, d’une beauté irréelle après le cortège d’horreurs endurées. Noa Frankel et Yaron Windmüller sont les deux protagonistes ‘chanteurs’ d’“Adama”. Leur rôle se limite le plus souvent à esquisser quelques onomatopées dont l’alternance, remarquablement mise en point, finit par composer une sorte de tapisserie rythmée qui donne voix à l’indicible et à l’informulable. Les deux pièces s’interpénètrent parfaitement et finissent par donner une image assez saisissante de ce qu’est devenu un monde en perpétuelle guerre contre lui-même. Soirée pénible, certes, mais nécessaire qui a été reçue dans l’enthousiasme le soir de la première. (au programme jusqu’en mars).

Eric Pousaz