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Film d’octobre 2008 : “La Forteresse“

Visite au Centre d’enregistrement de Vallorbe... Instructif !

Article mis en ligne le octobre 2008
dernière modification le 23 mai 2012

par Firouz Elisabeth PILLET

La Forteresse


de Fernand Melgar, avec des femmes, des enfants, des hommes, des jeunes, des vieux, des êtres humains en quête d’une terre d’accueil… Suisse, 2008.

Au sein du Centre d’enregistrement de Vallorbe, dans le canton de Vaud, Fernand Melgar suit des demandeurs d’asile tout au long de la procédure (dont la durée n’excédera pas soixante jours) qui leur permet de se voir octroyer ou non le statut de réfugié. Certains ne sont qu’en transit et doivent empaqueter leurs maigres baluchons pour…. Chiasso, Chur, St-Gall… D’autres localités, aux résonances peut-être exotiques mais surtout symboles d’un avenir plus clément.
« Ce qui est terrible, c’est que nous ne savons pas d’où ils viennent et qu’ils ne savent pas où ils vont ». Ces mots d’une des collaboratrices du Centre d’enregistrement de Vallorbe, Fernand Melgar les cite en exergue de La Forteresse, qui en illustre magnifiquement la réalité si crue. Le sentiment de « ne pas savoir » est au cœur de la question de l’asile, qui a permis, avant les votations de 2006, à la propagande blochérienne (notamment) de développer deux portraits-type du requérant : l’Africain dealer ou le Rom chapardeur. La réalité, on s’en doute, est bien plus complexe et surtout, plus nuancée.

« La Forteressse » de Fernand Melgar

Fernand Melgar, fils d’immigrés espagnols, clandestin lui-même en son tout jeune âge, a vécu le résultat des votations sur l’asile comme une trahison alors qu’il venait d’obtenir sa propre naturalisation. Sans doute une douleur vive qui fut le stimulus initiateur d’un projet aussi audacieux, aussi délicat, aussi dérangeant pour les représentants de la Suisse bien-pensante. Autant dire que le cinéaste lausannois était personnellement impliqué quand il a pris son bâton de pèlerin documentariste pour répondre à cette question : la Suisse est-elle xénophobe ?
Alors qu’il s’empresse de gravir les marches du palco della Piazza Grande (la scène de la Grand Place) pour y recevoir le Léopard de la récompense bien méritée, il rappelle que ce film, il l’a fait en pensant à son père, disparu trop tôt pour découvrir La Forteresse, et qui a vécu trente ans en Suisse sans jamais pouvoir y voter ! Quant à ce film, « Tout le monde a tenté de me dissuader de faire un film sur l’asile », se souvient-il. «  Mais lorsque j’ai expliqué à Philippe Hengy, l’un des responsables du centre de Vallorbe, que j’entendais y passer deux mois, soit la durée la plus longue d’un séjour de requérant, mon projet a commencé de l’intéresser… »
Un travail de longue haleine, à l’image de la préparation de ces intrépides qui tentent l’exode, persuadés que la chance sera au rendez-vous, ou désespérés au point de risquer leur vie. Leur vie qui n’a plus guère de valeur dans un pays où l’exil est le seul espoir d’échapper au chômage.
Six mois de négociations (notamment avec l’Office fédéral des migrations) et de préparation avec une équipe qui partagerait son immersion, deux mois (de décembre 2006 à février 2007) de tournage, un labeur dur et intense d’apprivoisement de tous les acteurs, requérants et collaborateurs du centre, des conventions de travail très précises et sécurisées : telle est la base logistique de ce documentaire qui voulait éviter une vision manichéenne afin de vivre avec les protagonistes.
Au final, sur 150 heures d’enregistrement, 100 minutes d’observations et d’émotions parfois bouleversantes, mais ne jouant jamais sur le pathos. Lors de mes premières approches, notamment avec des aumôniers, je sentais qu’on me peignait le centre sous des couleurs apocalyptiques, puis j’en ai découvert de multiples autres aspects. Avant de séjourner à Vallorbe, je me faisais une image simpliste de la réalité, comme la plupart des gens. Or ce qui m’est apparu de plus en plus fortement, c’est que la vie triomphe de l’enfermement. La réalité que je documente est très dure, mais j’ai voulu en capter toutes les nuances. « La seule fiction se trouve dans le réel », disait Godard. Et c’est à raconter ce réel que nous sommes efforcés avec mon équipe.
Ces 100 minutes suffisent à escamoter les idées préconçues dont chacun de nous se nourrit aveuglément. Le terme de « forteresse » a valeur de symbole : c’est à la fois ce centre vaudois qui tient bel et bien de la prison en dépit de son relatif confort, et la Suisse, l’Europe, l’Occident dont rêvent les damnés de la terre. Point de brutalité ni de hurlements à Vallorbe, mais des règlements stricts, l’ennui et la tentation pour les hommes de le fuir par l’alcool, l’encadrement sécuritaire – un gilet pare-balles entr’aperçu. Au fil de la procédure, des bribes de destins apparaissent. Récits parfois insoutenables.

Avérés ? Récités avec discipline ? La tâche difficile des collaborateurs est de trier. Parfois, l’un d’eux démasque le récit bancal dont la fluidité est rôdé comme un rouage bien huilé. Le film montre admirablement leurs cas de conscience, autant qu’il reste à l’écoute de chacun. Et la vie filtre de partout : des fidèles africains évangélistes transforment une messe en sarabande qui danse frénétiquement et chante gaiement, en entraînant le directeur un brin perplexe, un enfant vient au monde, un Kurde invective un chiite iranien, un père Noël passe comme un ange pataud – et voici l’heure du verdict : permis accordé ou pas, transferts, lueur d’espoir, illusions perdues, départs vers un inconnu, dans la clandestinité pour la majeure partie d’entre eux.
Fernand Melgar a réussi à montrer avec pudeur ce que les politiciens et les officiels omettent de nous dévoiler. Sur la Piazza Grande, il remercie chaleureusement son ami Frédéric Maire d’avoir relevé le défi de programmer son film alors même qu’il n’était pas monté. Le directeur du festival a eu raison de prendre ce risqué : La Forteresse est un véritable cadeau d’humanité, qui a valu le Léopard d’Or à son auteur !

Firouz-Elisabeth Pillet