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le cinéma au jour le jour
Cine Die - novembre 2013

32e Giornate del Cinema Muto (Pordenone)

Article mis en ligne le 10 novembre 2013

par Raymond SCHOLER

Coup de projecteur sur Orson Welles et Gerhard Lamprecht.

L’inédit d’Orson Welles
Les historiens de cinéma s’étaient donné rendez-vous pour la première mondiale du film d’Orson Welles Too Much Johnson (1938), jamais montré au public et considéré comme perdu, probablement dans l’incendie des appartements de Welles à Madrid vers 1970. Mais le film était simplement égaré. Par le plus miraculeux des hasards, les bobines furent retrouvées en 2012 dans un lot déposé depuis 2005 auprès de Cinemazero, à Pordenone même. D’où venait ce lot ? Quel a été son cheminement ? Mystère et boule de gomme !

Arlene Francis dans « Too Much Johnson »

Dans la filmographie de Welles, Too Much Johnson est seulement précédé par le court métrage The Hearts of Age (1934), une satire grimaçante de Caligari et autres trophées de l’avant-garde européenne, avec Welles dans le rôle de la Mort. Son début hollywoodien, Citizen Kane , attendra encore trois ans. Too Much Johnson n’était pas censé être montré au cinéma, mais destiné à faire partie d’une production théâtrale montée par le Mercury Theatre. En 1936, Welles et son associé John Houseman avaient détourné avec beaucoup de bonheur Un Chapeau de Paille d’Italie de Labiche sous le titre de Horse Eats Hat . Tablant sur un succès similaire, Welles déterra une farce de William Gillette, acteur dramaturge bien connu pour son incarnation de Sherlock Holmes sur les planches. Ce Too Much Johnson (1894), adapté de La Plantation Thomassin (1891) du Français Maurice Ordonneau, était alourdi par de longs dialogues d’exposition auxquels Welles voulut échapper en montrant au public une sorte de pantomime filmée censée résumer les informations nécessaires. Des prologues plus courts devaient précéder les actes 2 et 3. 66 minutes de métrage survivent dans un désordre narratif certain. Le tournage se déroula dans l’urgence en été 1938, car la première de la pièce était fixée au 16 août à Stony Creek, Connecticut. Arborant leurs futurs costumes de scène, les acteurs se lancèrent avec brio dans une succession de pitreries et poursuites dans la meilleure veine des comédies de Mack Sennett. Welles, qui tournait avec une caméra 35 mm à ressort, utilisa souvent l’accéléré pour retrouver un esprit Keystone Cops.

Joseph Cotton et les cageots de « Too Much Johnson »

Le grand Joseph Cotten dans son premier rôle sur pellicule montre une énergie et des dons d’acrobate insoupçonnés, opérant des mouvements corporels souvent complexes sur des surfaces réduites ou à consistance douteuse. Jouant un galant invétéré, il est traqué par un mari trompé à travers des rues et sur des buildings de Manhattan qui n’existent plus. Harry Dunham, cameraman aventureux qui avait couvert la guerre d’Espagne et l’invasion japonaise en Chine, capta ainsi des images qui possèdent un indéniable intérêt archéologique en plus de leur beauté sublime. Car Welles utilise déjà à merveille la profondeur de champ, le poursuivi arrivant haletant sur le toit juste devant nous alors que le poursuivant le guette sur le toit suivant, et que loin au fond, on discerne la statue de la Liberté. Les échelles de sauvetage si omniprésentes dans certains quartiers populaires sont utilisées à profusion, surtout dans le sens de la descente. Mais on est rarement au niveau de la rue.

Orson Welles dans « Citizen Kane »

Même la scène du chassé-croisé dans un dépôt de cageots est filmée avant tout d’en haut. On pense bien sûr à l’accumulation des caisses contenant les trésors promis aux enchères à la fin de Citizen Kane , mais aussi aux faux-fuyants dans le labyrinthe de glaces de Lady from Shanghai . Le mari, n’ayant qu’une photo du haut du crâne du séducteur, enlève à tous les hommes qu’il croise leur chapeau pour identifier son rival. Filmées tantôt en enfilade horizontale, tantôt en plongée pour montrer l’itinéraire aussi tarabiscoté que systématique du décoiffeur furieux, ces victimes en série interloquées relèvent plus de la géométrie abstraite que du comique. Welles filme déjà, comme il allait le faire pour Othello , en des endroits bien distants une action qui se déroule au même lieu diégétique. Corollaire : pour signifier Cuba, où se déroule la fin de la pièce, il suffit de planter quelques palmiers vacillants dans une carrière sur les berges de l’Hudson et le tour est joué. Toutes les scènes expriment de façon éclatante la bonne humeur qui régnait sur le tournage. Mais, faute de temps, le matériel filmé ne fut jamais monté sérieusement. D’autre part, le théâtre du Connecticut ne put s’équiper pour une projection et la Paramount, qui avait les droits cinématographiques de la pièce, menaçait de demander une somme importante, si le projet du Mercury Theatre rejoignait Broadway. La pièce n’a donc jamais été montrée avec la partie filmée (qui ne sortit des limbes qu’en 2012) et fut retirée au bout de deux semaines.

Redécouverte d’un géant allemand : Gerhard Lamprecht
Les cinéphiles reconnaissent en Lamprecht le bénédictin qui nous a, le premier, livré le catalogue le plus exhaustif des muets allemands : Deutsche Stummfilme, 1902-1931 (9 vol., 1966-1970) et dont la collection privée de films et documents allait former le noyau de la Deutsche Kinemathek. À l’occasion de son 50e anniversaire, celle-ci montre quatre films restaurés de Lamprecht : Die Verrufenen (1925), Menschen untereinander (1926), Die Unehelichen (1926) et Unter der Laterne (1928), des œuvres bouleversantes par l’honnêteté dans la description du Lumpenproletariat berlinois, la finesse d’observation des comportements humains– les textes savoureux des intertitres sont hautement complémentaires aux images - et la grande empathie de Lamprecht pour les plus faibles (notamment les enfants, dirigés avec un rare bonheur). Son engagement social et sa sensibilité artistique ne se démentirent même pas, à ce qu’il paraît, sous les Nazis.

« Die Verrufenen » de Gerhard Lamprecht
© Deutsche Kinemathek

Pour les francophones, sans doute influencés par les prédilections partiales d’Henri Langlois, qui se plaisait à occulter des pans entiers de l’histoire du cinéma, Lamprecht n’est connu que pour Emil und die Detektive (1931), Prinzessin Turandot (1934) et Madame Bovary (1937) avec Pola Negri. Seul Jean Mitry (Histoire du Cinéma, 1967-1980) cite, avec force louanges, Die Verrufenen et Die Unehelichen . Pour avoir une appréciation plus nuancée et informée du cinéaste, il faut consulter les historiens germanophones, notamment Herbert Holba (Reclams Deutsches Filmlexikon, 1984). Car ce que nous avons vu à Pordenone nous porte à croire que Lamprecht est, du moins pour le muet tardif, l’égal de Pabst. Die Verrufenen (Der Fünfte Stand) s’inspire des histoires et dessins de l’artiste berlinois Heinrich Zille, spécialiste des quartiers miséreux (milljöh). Robert (Bernhard Goetzke), condamné pour parjure, sort de prison : son père ne veut plus le voir, sa fiancée s’est mariée, il cherche en vain du boulot. Au moment où il s’apprête à sauter d’un pont, Emma, une prostituée, le sauve, l’emmène chez elle et fait de lui son homme. Il découvre la crasse, mais aussi la cohésion des déshérités. Aux gamins qui font sagement leurs devoirs, un repris de justice qui vit de petits larcins lance : « N’étudiez pas ! Sinon, vous devrez bosser plus tard !  » Robert refuse de vivre sur le dos de sa compagne et trouve un engagement auprès d’un photographe qui filme la faune de la nuit. Quand Emma est recherchée par la police, Robert emprunte de l’argent pour l’aider à fuir. Mais pour elle, tout finit mal qui finit mal. Première utilisation au cinéma allemand d’acteurs non professionnels (SDF, vagabonds, locataires de HLM).

« Die Unehelichen » de Gerhard Lamprecht
© Deutsche Kinemathek

Menschen untereinander est un film choral où les habitants de huit appartements d’un immeuble locatif interagissent sur fond de crise économique et de détresses diverses (vieillesse, solitude, ruine, pénitence). Les cancans utiles sur les locataires, le spectateur les apprend en même temps que la nouvelle concierge par l’entremise d’une grosse dame à qui rien n’échappe. L’originalité vient de la coexistence sous le même toit de gens riches, mais foncièrement bons (le bijoutier et sa famille) avec des indigents qui ont perdu leurs économies à la suite de la dévaluation.

Die Unehelichen soulève le problème des enfants illégitimes pauvres placés contre paiement chiche chez des couples peu reluisants qui les exploitent et maltraitent sans vergogne. Sous-alimentée, une petite fille, sortie sous la pluie pour enterrer le lapin que son père d’emprunt avait jeté par la fenêtre dans une crise de rage, attrape une pneumonie que le médecin, appelé trop tard, ne peut plus enrayer. Un garçon qui est pris en charge par une dame fortunée doit quand même suivre son père veuf qui l’oblige à travailler sur sa péniche comme un adulte alors qu’il a à peine 13 ans. Le film s’engage donc contre le travail des enfants qui est encore, 90 ans plus tard, le lot de la majorité des enfants dans certains pays.

« Unter der Laterne » de Gerhard Lamprecht
© Deutsche Kinemathek

Unter der Laterne raconte la déchéance d’Else, une fille bourgeoise que son père a voulu garder comme bonne à la maison. Il ne comprend pas qu’elle veuille sortir avec un ouvrier qui n’a même pas de travail sérieux. Après une fugue innocente, il ne la laisse pas rentrer. Alors Else va vivre chez son fiancé. Elle est obligée de gagner sa vie comme artiste de variétés. Mais elle est mineure et son père la fait rechercher par la police : elle risque de perdre son travail, si elle est découverte. Le fiancé adjure en vain le père de retirer son avis de recherche. Aux abois, Else accepte l’invitation de son impresario et est bien sûr surprise par son ami en posture indélicate. Il la renie illico. Elle devient alors maîtresse entretenue, et après le suicide de l’impresario endetté, danseuse dans un bouge, puis prostituée. A chaque moment crucial de sa courte vie, un mâle lui a donné un coup pour la faire tomber plus bas. La suite au prochain numéro.

Raymond Scholer