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Musée Jenisch, Vevey
Vevey : « Portrait, autoportrait »

Multiples facettes

Article mis en ligne le 16 juillet 2021
dernière modification le 18 septembre 2021

par Vinciane Vuilleumier

Le Musée Jenisch présente jusqu’au 5 septembre son exposition estivale, Portrait, autoportrait, une ode à l’humanité et ses infinies facettes, capturées dans plus de 200 œuvres graphiques par les quelques cent-six artistes sélectionnés par le commissaire invité, l’artiste, écrivain et éditeur Frédéric Pajak.

Les dessins contemporains dialoguent avec les feuilles anciennes : l’amateur de belles lignes pourra se régaler devant cinq siècles d’histoire du dessin et l’incroyable richesse des effets visuels que des outils aussi modestes que le crayon ou la plume peuvent faire surgir à la surface du papier.

Frédéric Pajak a plongé dans les riches collections du musée pour l’occasion, feuilletant, page après page, les trésors pour la plupart inconnus que recèlent les fonds du Cabinet des arts graphiques : guidé par sa sensibilité mais attentif à la variété des médiums et des styles, il a tiré de l’ombre une sélection d’œuvres d’une richesse remarquable, tissant dans l’espace du musée une fresque magnifique de toutes les potentialités du dessin.
Des estompes délicates qui évoquent le réalisme de la chair, aux griffures hâtives, emportées, qui laissent entrevoir dans la violence des traits un visage émergeant ; des lignes délicates du crayon aux hachures de la plume ; des larges aplats et recherches graphiques à l’encre de chine aux tourbillons vertigineux du stylo-bille de couleur ; des visages en pleine page au mutisme d’un dos ou d’un regard absent, détourné – c’est toutes les facettes du médium qui viennent chanter, questionner, révéler les facettes de l’Homme.

Immédiateté du médium
Suite à la conférence de presse, j’ai eu l’occasion d’échanger quelques mots avec Frédéric Pajak. Il a le ton calme, une voix comme un filet d’eau – pas un mot plus haut que l’autre, et pourtant quelle passion, quelle sensibilité pour les œuvres graphiques. Ce qui le touche particulièrement, et je ne peux que partager sa fascination, c’est cette facilité, cette immédiateté du médium : il suffit d’un bout de papier et d’un crayon, d’un stylo ou d’une plume. C’est à portée de tous, c’est si vite sorti de la poche, et d’un geste ample ou d’un geste étudié, l’homme se trace à la surface et offre son témoignage.

Pajak mentionne Bascoulard, ce clochard magnifique qui hanta les rues de Bourges durant quarante ans et croqua ses allées et ses monuments. Louis Soutter, enfermé de force, n’ayant à disposition qu’un peu d’encre et quelques feuilles, réalisa lui aussi un œuvre dessiné fascinant. Bien sûr, il y a la peinture, la gravure, tous les raffinements de la méthode, de l’expression visuelle : mais déjà avec un seul crayon, quelle richesse d’effets la main des artistes réussit à s’approprier ! Le crayon, oui, et la gomme aussi : Pajak m’apprend que Giacometti l’utilisait de façon créative, non pas pour effacer, mais pour poursuivre la création.
À côté d’un portrait qu’il a réalisé de son frère, ce réseau de lignes qui cherche, qui structure un de ces visages où toute sa vie, il a cherché une réponse à la fragilité redoutable de l’Homme (et qu’il n’a semble-t-il pas trouvé, selon Philippe Jaccottet), une œuvre de Zoran Music me frappe au-delà des mots. Le commissaire s’approche et acquiesce : oui, on retrouve ce travail à la gomme qu’affectionnait Giacometti. Le dessin tire toute sa force d’un minimalisme éprouvant : c’est à peine un homme, à peine un corps, l’expression la plus primaire d’un visage, et il y a pourtant tellement de richesse visuelle dans ces marques minimalistes. La gomme n’est pas une négation de la ligne, elle l’enrichit, la fait vibrer comme le doigt sur la corde d’un instrument.

Témoignage
Le portrait, l’autoportrait, c’est déjà un thème très particulier de l’œuvre artistique : chercher sa propre existence dans le regard qu’on se reconnaît dans le miroir ; chercher l’humanité et ses profondeurs dans le visage d’un autre. Témoigner de la présence, laisser une trace pour quand l’absence viendra ; ou aimer, sans fard, jusqu’au dernier souffle de l’être aimé. Hodler a croqué sa maîtresse jusqu’à la fin ; épuisée, amoindrie, altérée par la mort venue patiemment, elle apparaît sur les feuilles innombrables – le Musée Jenisch en possède plus de deux cents – dans toute la douleur de son état, dans toute la laideur de la maladie.

On aurait pu lui reprocher son voyeurisme moribond, mais la question m’a tourmentée, pourtant : n’est-ce pas, au contraire, une preuve d’amour d’autant plus grande que d’être absolument sincère sur ce qu’on voit lorsqu’on regarde l’être aimé s’évanouir sous nos yeux ? la trahison n’est-elle pas justement d’embellir sur le papier, dans un mouvement qui ne pourrait être qu’un refus d’aimer l’être comme il devient, comme il est devenu ? Je ne vois pas la rudesse de l’amant dans ces dessins trop honnêtes, seulement celle de la maladie ; l’amant, lui, est resté jusqu’au bout, sans détourner les yeux – il a regardé, il a dessiné, il a aimé jusqu’au dernier souffle ce corps que la maladie rongeait. Y a-t-il plus beau témoignage de présence ? Je regarde Valentine qui s’évanouit devant Hodler et c’est sûrement moi, la coupable de voyeurisme.
Mais l’art, c’est bien ça : offrir à l’autre qu’on ne connaît pas une plongée dans nos recoins les plus intimes. Et nous, spectateurs, il nous faut prendre la phrase de Frédéric Pajak comme une question : « Tout portrait agit comme un miroir ». Que cherché-je sur le papier, dans le regard de graphite et d’encre, muet déjà mais toujours vivant ?

Vinciane Vuilleumier