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Fondatin Beyeler, Riehen
Riehen / Bâle : Georgia O’Keeffe

Événement !

Article mis en ligne le 3 février 2022
dernière modification le 24 mai 2022

par Vinciane Vuilleumier

C’est une occasion en or : la Fondation Beyeler nous présente jusqu’au 22 mai 2022 une très belle rétrospective de l’artiste américaine Georgia O’Keeffe, dont les œuvres sont rares à rencontrer sur le sol muséal européen.

« Pour moi, la couleur est une des choses au monde qui font que la vie vaut d’être vécue et je vois la peinture comme le désir de créer avec des pigments de couleurs un équivalent à la vie – à la vie telle que je la vois. » – O’Keeffe

Icône de l’art moderne américain, première femme à qui le Museum of Modern Art consacre une exposition personnelle en 1946, O’Keeffe fait souffler un vent de fraîcheur sur l’histoire de la modernité picturale – on est loin des tourments des médiums et de l’âme qui agitent beaucoup des grands noms de ce début de vingtième siècle marqué par la frénésie des avant-gardes. Dépasser les limites du médium ne l’intéresse pas, faire trembler les frontières de l’individu ou celles de la société non plus – il y a ce calme immense, cette franchise de la peinture qui tissent d’une toile à l’autre un cheminement du silence, de l’ascèse et du recueillement.

Ascèse de la matière et de la technique : O’Keeffe applique sa peinture à l’huile en touches lisses et fondues, le jeu des textures, l’incorporation des matières lui sont étrangers. Elle se situe dans le questionnement de l’image, des sensations de mouvement et d’espace qu’elle fait surgir, surface reine où le volume se fait discret. Il y a dans cette relation franche au médium pictural, relation antérieure précisément aux tourments que lui feront subir les avant-gardes européennes (pensons à Duchamp, à Dada, à Schwitters, à tous ceux qui ne peuvent trouver d’intérêt dans l’art que dans le dépassement absolu de la peinture), une saveur particulière – celle de la nostalgie, peut-être ? Et de la beauté de ce rappel : si l’humain a eu besoin et raison d’aller chercher l’art en dehors des médiums traditionnels, cela n’enlève cependant rien au vaste univers qu’une pratique picturale sobre ménage à l’imagination. O’Keeffe fait sienne l’exploration de la richesse sensible des couleurs et celles des formes en aplats, sienne aussi la quête de la profondeur et de la puissance que possède la simplicité d’une image. Ici le support s’efface, quand ailleurs il se veut opaque et vindicateur : la représentation, là-bas critiquée, se déploie chez O’Keeffe avec une modernité qui ne la renie pas.

L’artiste a grandi dans les vastes espaces autour de la ferme familiale, et cette relation autant à la nature qu’à la grandeur des paysages restera une constante dans son exploration artistique. Des fleurs en gros plan, sa série iconique, aux collines rouges et aux cieux azurés du Nouveau-Mexique, les thèmes que travaillent O’Keeffe partagent tous ce rapport direct du corps au monde : O’Keeffe peint ce qu’elle voit, mais elle sait bien que l’œil de la peinture n’est pas celui qu’on croit. Le réalisme ne l’intéresse pas – la toile de l’artiste ne se soumet pas au réel, elle le réinvente par l’abstraction, parce que si l’art ne pourra jamais égaler la vie, il a bien le pouvoir d’être autre et pourtant de toujours nous ramener à elle. Les sujets sont tirés de sa vie, un épisode après l’autre : après les Specials, ces fusains abstraits qui impressionnèrent Alfred Stieglitz dès 1916, les années vingt sont la décennie des fleurs et gratte-ciels ; puis O’Keeffe découvre le Nouveau-Mexique et ce sont le ciel bleu sur les crânes, la cour de la maison, et ces collines qui se dressent toujours plus droites jusqu’à manger entièrement l’horizon ; dès 1951, elle entreprend de parcourir le monde et alors, l’expérience des airs lui souffle de nouveaux motifs, rivières serpentines et mers de nuages.

Ces fragments de paysage que la toile coupe, comme les montagnes du Nouveau-Mexique, je ne pense pas qu’ils attendent de nous qu’on les « complète », qu’on parte d’eux pour chercher le hors-cadre – non, je crois que ce que veulent transmettre les toiles de O’Keeffe se trouvent toujours et immédiatement sous le regard : la sensation qu’elles nous font éprouver. Les toiles de O’Keeffe n’esquissent aucun geste vers un ailleurs, ni un au-delà : elles sont présentes et attendent de même de nous. La série abstraite des années 20 à laquelle la Fondation Beyeler dédie une salle entière – un régal ! – ne présente même pas des formes, je pense, mais des mouvements purs : le mouvement de la couleur elle-même sur la toile qui dans le même temps y fait surgir la composition – l’espace de l’image. Inspirée par des recherches sur l’analogie entre la musique et la peinture, cette série nous offre la sensation de la couleur, et l’absence de formes (il m’a été bien impossible d’en distinguer d’un fond) ne laisse aucun répit au regard, qui glisse à la surface, suit le mouvement des couleurs qui ne semble jamais buter sur aucun contour. Avant de connaître l’histoire de ces tableaux, il m’était venu une seule pensée : voilà des poèmes picturaux.

Mais la sensation que l’œuvre de O’Keeffe sait le mieux transmettre, c’est bien celle de l’espace. Il y a ce tableau magnifique, saisissant, qu’on a la chance de voir de près : Pelvis with the Distance de 1943, qui offre cette émotion irréelle d’un os blanchi sur l’immensité du ciel – et il n’y a rien que d’objectif dans chacun des éléments du tableau, et pourtant la rencontre est profondément surréelle. Mais surtout, il y a ces Black Places qui ont dévoré l’horizon, que la toile, dans sa finitude minuscule, ne peut que découper dans le tissu du réel – et c’est monumental. Mon œil, mon imaginaire n’ont jamais cherché le hors cadre, là-dedans – non, parce que le tableau est simplement puissant, il donne la montagne et sa présence incommensurable à l’homme, il impose comme elle s’impose à l’humain, chétive créature qui ne peut que, dans l’expérience immédiate qu’il fait d’elle, sentir son champ de vision complètement submergé par sa taille. Et c’est là, dans cette capacité à faire d’une toile ascétique, autant par l’économie des moyens que par l’élan vers l’abstraction, le lieu d’une expérience sensible immédiate, que se trouve à mes yeux l’incroyable talent de O’Keeffe – expérience picturale qui ouvre en nous la sensation de la blancheur des murs dissous par un soleil de plomb ou celle, plus brûlante encore, de l’immensité du monde et de l’humilité de l’homme.

Vinciane Vuilleumier

Jusqu’au 22 mai 2022