Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Musée du Louvre, Paris
Paris : Rivalité spectaculaire

L’exposition du Louvre se concentre sur trois grandes figures individuelles, Titien, Véronèse et Tintoret. Remarquable !

Article mis en ligne le novembre 2009
dernière modification le 9 janvier 2010

par Julien LAMBERT

Vous n’avez jamais su distinguer Véronèse de Tintoret ? Sous le patronage éclairé du maître Titien, les deux grands rivaux du XVIe siècle vénitien manifestent au mieux leurs propriétés réciproques. L’exposition du Louvre exacerbe en effet les contrastes et les facultés innovantes de ces ténors, avec des œuvres souvent méconnues ou bénéfiquement isolées des grandes salles, où elles s’entassent parfois de manière contre-productive. Un pur bonheur.

La remarquable exposition que le Louvre propose actuellement dans le Hall Napoléon n’a pas pour objet la “peinture vénitienne“ à proprement parler. Bien que s’y additionnent les chefs-d’œuvre vénitiens de la deuxième moitié du XVIe, elle ne présente pas un courant homogène, comme le faisait l’exposition inouïe du Kunsthistorisches de Vienne en 2006 pour le début du siècle. Elle se concentre plutôt sur trois grandes figures individuelles, Titien, Véronèse et Tintoret, considérées de manière très contemporaine comme des esthétiques personnelles. Personnelles, mais pas autarciques pour autant, puisque à l’image des trois musiciens des Noces de Cana, auxquels Véronèse a donné sa bouille et celle de ses collègues, les trois artistes n’ont cessé de rivaliser, pour provoquer avec le recul l’impression d’une harmonisation.
Paradoxalement, l’exposition invite ainsi à confondre les styles, tout en hésitant toujours à parquer chacun dans une fonction archétypique : Véronèse la magnificence un peu vaine, Titien le plus classique, Tintoret le tourmenté, l’obscur.

Extravagance et illusionnisme
Certes, l’accrochage suit un parcours thématique, avec des salles consacrées au nu féminin, à la représentation de l’artiste ou au portrait. Mais le plus souvent, le regroupement se fait sur des critères formels : la confusion du Sacré et du profane, les ambiances nocturnes, les jeux illusionnistes, qui permettent d’exalter les différences. Assez déconcertantes, les premières salles rappellent ainsi que la fête est avant tout esthétique et formelle, en juxtaposant des œuvres extravagantes : impressionnante contre-plongée dans le Saint-Marc couronnant les trois Vertus théologales de Véronèse, Tentation de Saint-Antoine du même Véronèse, à la fois horrible et sensuelle, alors que les Infirmes guéris par Saint-Augustin dans le tableau de Tintoret se tortillent comme des vermiceaux. Le ton est donné : l’héritage maniériste détourne clairement les Vénitiens de la sobriété et de la quiétude giorgionesques.
Si la section des portraits, étonnamment austère, offre un répit trompeur, les jeux de miroirs et de reflets qui la suivent achèvent de tourner la tête du visiteur. On ne saurait trouver meilleurs exemples de la virtuosité forcenée que poursuivent ces maîtres. Véritable chouette, la Vénus au miroir de Titien se décroche la nuque pour refléter son minois interrogateur aux yeux du spectateur, tandis que dans Suzanne et les Vieillards de Tintoret (Kunsthistoriches 1555-56), les deux lubriques séniles s’écrasent littéralement pour voir l’eau où Suzanne se mire. C’est merveille de voir des choses aussi impalpables que les reflets d’une boule de cristal, représentées de manière appuyée, presque emphatique, tandis que la peau des femmes de Titien est on ne peut plus diaphane. Véronèse s’affirme malgré tout plus extravagant et volontaire, sans arriver pour autant à la virtuosité du Titien.

Le fossé se creuse avec les banquets bibliques, où la haute société vénitienne s’invite pour s’étaler à la vue du spectateur, plus que pour assister à la scène. Tandis que Véronèse confond la narration dans sa disposition nivelée à l’horizontale, Titien remet le Christ au centre du village, dans un Repas à Emmaüs sublime qui distingue les pôles Sacrés et profanes sans les dévaloriser. Le visage du Christ, cristallin, y jaillit au milieu des poses théâtrales des laquets, et de détails naturalistes dignes de Chardin.

Tintoret redécouvert
Face à la maestria déconcertante du Titien, les compositions possédées de Tintoret, particulièrement dans la période ténébriste édifiante initiée par la Contre-Réforme, offrent un contre-pied étourdissant. Sa Déposition du Christ phosphorescente annonce le cadavérisme mystique du maître du XVIIe, Annibale Carrache, tandis que son Baptême du Christ de l’église San Silvestro (1580) irradie d’une lumière atomique, le Christ transfiguré d’avance étant contrebalancé par un colossal Jean-Baptiste dans l’ombre. À côté de ce Yin et Yang humain-divin où explose toute la gamme d’effets du peintre, la lecture du même événement par Véronèse tient de l’image d’Epinal.

Bassano, dont les chiens et les intérieurs naturalistes influencés par les voisins flamands démontrent néanmoins la transition assez fluide vers d’autres genres à cette époque, souffre forcément de son intégration dans ce choc de titans. Choc consommé avec une intéressante série de viols de Lucrèce. Si dans les versions tardives de Titien, la violence masculine est telle qu’elle reporte sa rudesse sur l’aspect trop robuste des femmes, Tintoret intègre en revanche une Lucrèce très érotique, au pubis couvert par un voile qui s’y engouffre, dans une chute de perles, de vêtements et de mobilier qui sublime la dégringolade suffocante des corps.
La dernière salle, qui multiplie les Danae langoureuses, achève de brouiller les pistes. Dans sa dernière manière tachiste, Titien est étonnamment “tintorettesque“. Difficile en fin de compte de discerner les identités artistiques, tant elles se distinguent et se rejoignent alternativement, réinventant leur style en permanence. Peu importe, on en ressort les yeux injectés de couleur et de grâce.

Julien Lambert

Musée du Louvre, jusqu’au 4 janvier 2010.