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A la Comédie de Genève
Genève, La Comédie : “Âmes solitaires“

Anne Bisang met en scène un texte de Gerhart Hauptmann avec la troupe de la Comédie de Valence.

Article mis en ligne le février 2007
dernière modification le 4 novembre 2007

par Julien LAMBERT

Surprise attendue : Anne Bisang souhaite relever dans sa mise en scène l’humour et les décalages latents d’un texte allemand de 1891 pourtant lourd de pressions sociales et d’idéaux déçus. Pour ces Âmes solitaires de Gerhart Hauptmann, elle joue en outre le jeu d’« utiliser » des comédiens qu’elle n’a pas choisis, la troupe permanente de la Comédie de Valence.

Anne Bisang se rappelle avoir été « marquée » par la lecture d’Hauptmann… au collège déjà. Il est vrai que ce « père du réalisme », comme disent les manuels, démanteleur de la bourgeoisie peu connu sous nos latitudes, a de quoi soulever les indignations et les passions adolescentes, mais s’inscrit aussi dans les prédilections littéraires de la metteuse en scène. « Les thématiques sont assez ibséniennes, dit-elle, et l’écriture proche de Tchekhov, polyphonique dans l’alternance de choses graves et quotidiennes. Âmes solitaires est construite sur le canevas d’un drame bourgeois classique ou d’un vaudeville, mais par de petits dérapages ironiques, Hauptmann nous emmène ailleurs et permet des détours burlesques qui rendent la pièce plus contemporaine, pleine de vie et de contrastes. »

Equilibre trompeur
On aurait pourtant tort de comparer excessivement Hauptmann à Ibsen. C’est certes la première impression qui ressort de l’engourdissante vie de famille que mène la jeune mère Käthe Vockerat, bridée par les conventions sociales et les valeurs chrétiennes, harcelée par un mari qui cache son oppression sous un paternalisme tendre. Les grands-parents exagérément bigots, les velléités individualistes qui s’empêtrent dans leur devoir évoquent en effet, en particulier, La Maison de Poupée qu’Anne Bisang, en pourfendeuse inépuisable de la bourgeoisie et des oppresseurs en général, ceux de la gent féminine en particulier, avait mise en scène en grossissant le trait avec un décalage volontaire – cabaret et comédie musicale compris.
Si ce choix était un peu exagéré, c’est que chez Ibsen les répliques des bourgeois sont gonflées déjà d’assez d’acidité et celles des oppressés d’assez d’amertume, tandis que la pièce d’Hauptmann est moins articulée sur des oppositions de force, donc moins mordante. Mais aussi plus intéressante, parce qu’à part l’ancienne génération, en retard de quelques trains et si bornée qu’elle ne fournit pas une opposition digne d’intérêt, tous ces personnages qui se répètent sans cesse leur amour et leur respect pour mieux gémir ou pleurer en silence aimeraient se désentraver et accéder à la liberté, à l’idéal qu’ils se sont forgé. Or un équilibre précaire peut tenir entre la naïve soif de bonheur, l’égalitarisme de Käthe, l’idéalisme teinté de philosophie naturelle de Johannes, son époux, le scepticisme ironique du peintre Braun ; tout le monde souffre mais fait des compromis : l’une accepte par défaut son devoir, l’autre cède aux traditions pour contenter une famille qui ne lui fait ni chaud ni froid, le dernier, trop intransigeant, se contente de grogner et de se taire.

Idéaux inconciliables
L’arrivée dans cette quiétude de surface d’une « femme émancipée » car étudiante, Anna Mahr, rompt l’équilibre, déclenche chez la fragile Käthe une prise de conscience, chez Johannes l’utopie d’une relation d’amour « épurée » dans l’amitié intellectuelle, la fuite en avant de toutes ces « âmes solitaires », frustrées, isolées. « On ne peut pas aller contre sa nature » dit Johannes, rendant inévitable le clash des idéaux avec la mentalité bourgeoise intériorisée par tous. C’est une vraie tragédie, sans bourreaux ni victimes, où tous sont en fait victimes de leur propre incapacité à rendre leurs aspirations tolérables, à ne pas faire de mal en voulant respecter ce qui pour eux est bien, leurs irréductibles idéologies. En effet, tandis que Käthe, « personnage révélateur qui met les gens face à eux-mêmes » selon Bisang, rappelle la Rosita de Lorca plantée par Langhoff l’an dernier à la Comédie, fleur fanée avant d’avoir pu fleurir, les personnages masculins se font plutôt les porte-parole des grands débats révolutionnaires du XIXe sur l’engagement, la nécessité de l’éducation ou l’utilité de l’artiste. Anne Bisang trouve en revanche que « le manque de valeurs de Johannes est très contemporain, ainsi que cette illusion de se composer un monde à lui avec des emprunts de toutes sortes et un excès de vanité qui est un vrai questionnement devant un choix à faire. »

Une contrainte créative
Autre particularité audacieuse du spectacle que la directrice de la Comédie mettra en scène, après son excellente représentation fragmentée des scènes-mitraillette du Mephisto de Mathieu Bertholet l’an dernier : elle monte Âmes solitaires avec les comédiens de la Comédie de Valence, une troupe fixe qu’elle n’aura donc pas pu composer. « Dans le concept de théâtre instauré par Philippe Delaigue et l’actuel directeur et metteur en scène Christophe Perton (qui passera avec ses comédiens, des Suisses aussi et le spectacle Hop là, nous vivons ! à la Comédie), les acteurs travaillent quotidiennement ensemble, toute l’année, ils passent d’un spectacle à l’autre, ce qui dédramatise le travail. Les comédiens se saisissent sans états d’âme d’improvisations, de propositions peu habituelles que je leur fais. Pour moi, il est intéressant de créer un peu d’inquiétude en conviant des personnes avec lesquelles je n’ai jamais travaillé. Je suis obligée de reformuler les choses, alors qu’on communique par osmose avec les acteurs qu’on connaît bien. »

Julien Lambert

Du 20 février au 4 mars. La Comédie, ma-ve-sa 20h, me-je 19h
(loc. 022/ 320.50.01)