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Salle des Eaux-Vives, Genève
Genève, Salle des Eaux-Vives : “The Making of Spectacle“
Article mis en ligne le juin 2008
dernière modification le 20 juin 2008

par Bertrand TAPPOLET

« The Making of Spectacle » témoigne d’une veine tout à la fois explicative, réflexive, autoparodique, évolutive et participative qui fait palpiter les créations de Foofwa d’Imobilité.

Pour les interprètes, le défi est d’être là, chacun avec ce qu’il est, avec une manière d’être entre les choses, entre la danse et la voix, entre le langage parlé et le chant, entre danser et ne pas danser. Voyez Isabelle Rigat qui semble répondre à ce que danser avec l’invisible signifierait. Le déploiement de son corps, comme une araignée d’eau à la surface de l’onde, donne à sa danse une qualité liquide, fluide. Cette animalité qui se rencontre chez les quatre interprètes, peut prendre les formes les plus variées, migrant de l’onirisme au récréatif, avec une dose infime mais nécessaire de psychadélisme et d’esprit pop. Au menu aussi d’une novlangue marquée par une un phrasé singulier, des éclats de pièces dues à Shakespeare (Richard III) et Ibsen (Hedda Gabler), dont il n’est retenu dans la profération que les voyelles ou les consonnes.

Chorégraphie interactive
Dans un exercice de maïeutique non dénué d’humour, le chorégraphe et danseur genevois se fait volontiers l’accoucheur de ses propres créations, transfigurant la scène en laboratoire d’expérimentation chorégraphique tendu entre le show satirique et l’esprit forain. Foofwa d’Imobilité, alias Frédéric Gafner, est l’une des étoiles de la danse les plus douées de sa génération. Ballet classique et Modern Dance sont ses constellations d’origine. Et le Baryschnikov nouveau de chambouler le Ballet de Stuttgart à 18 ans, de tournebouler la compagnie Merce Cunningham à 22 et de débouler un Bessie Award en 1995 (l’équivalent d’un Oscar pour la danse).
Chorégraphe, il réalise en 1998 quatre solos subjectifs multimédia. De la relation entre la danse et la compétition des corps à vendre sur le marché chorégraphique (Maximax) au tricotage virtuose d’un mouvement à l’endroit, d’un geste à l’envers sur fond de Deus ex vidéo (Iug Godog ?), l’autodérision réjouissante est de mise. Témoignage d’une vie dédiée à la danse et saga familiale, Descendance (2000) est un puzzle ludique qui associe le verbe à coloration dadaïste au jeu du mouvement en traversant tous les médiums. En 2001, solo toujours mais pour Prisca Harsh qui dévoile avec une mordante ironie les relations plurielles, de la soumission à la rébellion, unissant chorégraphe et interprète à la gestuelle ciselée au scalpel.

« The Making of Spectacle »

En 2007, présenté par Amnésie Internationale il y a son très inspiré BodyToys in Global Land. Un trio de danseurs à mi corps entre fous postmodernes en combinaisons fluo et Télétubbies, ces personnages très colorés issus de la série éponyme et possédant une télévision sur le ventre qui leur permet de capter des émissions pour enfants. Ensemble et par chapitres, ils évoquent notamment sous forme de mimographie les grands gestes de la révolution jusqu’à la déglingue. Tels des poupées hybrides entre l’électronique et le charnel, ces figures d’un consumérisme néolibéral réinitialisent les poings levés parmi d’autres signes héraldiques. Trois corps-objets pendus par un ressort de jouet. Au gré des indications à distance d’une voix off, les danseurs se font tour à tour pantin kinesthésique pour machine à écrire à l’occasion d’une « danse de libération », poupée, automate, personnage de dessin animé pour comédie musicale revisitée, avatar numérique pris de frénésie sur la bande son de jeux vidéos de baston, jouet parlant et chantant avant de retourner à l’immobilité. Au final, il s’agit de dévoiler les coulisses d’une société du spectacle oscillant parfois entre l’inhumain de l’entertainment formaté pour le prime time et le participatif tous azimut.

Quel a été votre désir initial en créant cet pièce chorégraphique ?
Foofwa d’Imobilité : L’idée originelle consiste à élaborer des pistes pour qu’une collaboration entre public et artistes puisse se développer au fil de la représentation. Les quatre danseurs travaillent depuis plusieurs mois sur un concept, du matériel précis. Ces matériaux ne seront pas achevés, agencés définitivement lors de la première. En fait, le spectacle se construit à chaque représentation avec un public différent et un sédiment supplémentaire.

Le dramaturge et metteur en scène Arman Gatti avance qu’un spectacle fini est un spectacle mort. Vous proposez une couronne de fragments susceptible d’être recomposée chaque soir par le spectateur tel un menu. Quels défis représentent pour le chorégraphe et les danseurs une partition ouverte ?
Le pari est que l’on ne sait si le public va répondre ou rester coi. J’ai néanmoins depuis longtemps expérimenté cette idée d’interaction avec une audience. En 2000, pour Descendance, le lien avec le public se développe sur un mode proche de l’univers circassien.
À l’issue de quelques mouvements, je souhaitais entendre la réaction du regardeur et voir comment il pouvait juger d’une œuvre. Incidence (2006) voit son ultime partie déconstruire le matériel chorégraphique proposé. Après une chorégraphie réalisée d’environ 25 minutes, la grammaire chorégraphique était mise en vision sous forme de liste, dont chaque danseur, devenant metteur en scène, pouvait à loisir agencer les éléments. L’interprète devenait alors metteur en scène, combinant sur le vif les différentes parties de l’opus. Il s’agissait alors d’une construction de spectacles et de mondes possibles. À l’occasion de The Making of Spectacle, ce processus se déroule avec le spectateur. Ces trois variations autour du thème de l’interactivité forment ainsi un tout.

Comment procédez-vous concrètement ?
Le choix s’est porté sur une forme d’épure, sans image vidéo ni décor en utilisant la voix a capella. Sans superposition ni tuilage de mouvements, l’essai tente de simplifier les scènes en leurs composantes pour le public.

Vous faites appel au cri du corps, à l’organicité qui évoque parfois un orgue humain comme chez le chorégraphe français George Appex.
Trois propositions de huit minutes chacune sont d’abord présentées au public : The Making of Visions met au jour l’univers de la fabrication culturelle d’une oeuvre pour le plateau, The Making of Artifices aborde l’usage et la déconstruction des illusions théâtrales et The Making of Love se focalise sur la collaboration entre interprètes et spectateurs. Relativement à la pulsion du souffle, il me paraissait juste de recourir d’entrée de jeu à une partition convoquant la voix comme moteur rythmique, où se mêlent humour, poésie et drame, en même temps que le mouvement. Il est également intéressant de réaliser des trajets différents, contrastés grâce au même matériel de base. Proposer ainsi des variations sur le même patron, de trouver l’expression, l’expressivité de diverses façons. Un peu comme au kéno inventé en Chine en 200 av J-C. Ce jeu de loterie aussi en ligne est devenu l’un des produits de casino les plus populaires et renforce la dépendance au jeu. Partant du même terreau de mouvements, nous dévoilons trois variantes. Le public élit ensuite à la majorité sa partie préférée. Enfin, nous construisons et travaillons la proposition élue.

Dans votre évocation du jeu, on retrouve l’enseignement de Merce Cunningham, son inclination pour le yi-king, le coup de dé.
La digestion des idées d’un maître comme Cunningham n’implique pas de les dupliquer. Je suis ainsi parti des informations engrangées lors de sa fréquentation afin de les amener ailleurs. Dans mes chorégraphies, s’il n’existe pas de recours au hasard, l’idée de variation m’a néanmoins toujours intriguée. Ainsi au détour des classes, des phrases chorégraphiques ou des propositions théâtrales, il est passionnant de mettre en lumière d’infimes variantes entre plusieurs éléments et de pointer la multiplicité de possibles.

Il existe également un phénomène d’accumulation dans vos pièces qui peuvent évoquer de loin en loin le travail de Trisha Brown.
Mon intérêt s’est vite porté sur des structures éminemment fortes et des concepts précis. C’est plutôt la vie, le foisonnement possible sur scène qui en est le moteur.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

« The Making of Spectacle », Salle des Eaux-Vives
Jusqu’au 7 juin. Rés. : 022 320 06 06