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Salle des Eaux-Vives, Genève
Genève : “Laï laï laï laï“

La dernière pièce du tandem Cantillon-Yadi, Laï laï laï laï, peut être vue à la Salle des Eaux-Vives du 23 avril au 3 mai.

Article mis en ligne le avril 2008
dernière modification le 28 avril 2008

par Bertrand TAPPOLET

Les volutes d’un folk éthéré et un brin dépressif (dans une veine épurée proche d’un Devendra Banhart) entrent en résonance avec la mélancolie qui plane sur la dernière pièce due au tandem Cantillon-Yadi, Laï laï laï laï.

Une pièce chorégraphique pour quatre danseurs aussi intériorisée qu’expressive, aussi cocasse qu’étrange dans les enchaînements de mouvements. Qui se développent sur la trame fragmentée de séquences autonomes.
L’oscillation entre le désir de se remémorer les terres de l’enfance et celui d’oublier génère deux états de corps. Immobilité et mouvement, en même temps que deux modes de relation de l’être au monde, solitude et grégarité. Ce sont ces deux dimensions que la chorégraphie explore tour à tour. Elle interroge la mémoire du corps pour y retrouver les gestes inscrits dans ses plis. Le corps s’absorbe dans l’immobilité. Dans une certaine lenteur, le geste se caricature, tendu, contorsionné, ou abandonné dans une mollesse appuyée, quasi édénique dans son lâcher prise. Il n’y a d’abord qu’un simple mouvement de bras, de main, qui semble faire résonner tout l’espace, puis progressivement c’est tout le corps, ici de la danseuse, qui découvre ce flux vital ; ses gestes sont saccadés, heurtés. Il faut alors passer par une longue mise à nu, en ôtant les pelures d’une défroque. On transite de la surprise à la névrose, de l’inquiétude à l’enjouement avec une réelle jubilation.

Rituel plasticien et corporel
Pour la jeune Compagnie 7273 à la renommée déjà européenne, le corps ondule avec une étrange sensualité comme mu par une incroyable fluidité sans omettre une certaine brutalité. Les déhanchements entêtants sur fond de contrebasse kinesthésique et lascive tissent la trame mouvementiste de On Stage, un solo conçu pour Laurence Yadi. Comme dans une pièce de Rodrigo Garcia, Yadi en alternance avec Cantillon s’est faite dans leur opus Climax, golfeuse, Zazie à la physicalité élastique, pneumatique, corps en contrebande, tourmenté et secoué de gouffres intimes. À la lisière entre danse et arts plastiques, la Compagnie 7273 invente et régénère chaque posture en citant parfois les One Minute Sculpture d’Erwin Würm ou une part de l’œuvre signée par l’écrivain et photographe récemment disparu Edouard Levé. Il joue sur la distanciation face à un monde de stéréotypes qui font de nous des objets. Par ses poses pornographiques mises en scène habillées, il transforme le X en rituel érotique inédit, entre danse et peinture religieuse. Il élève la pose arrêtée et du gel de l’image au rang d’une nouvelle grammaire. Que faire de ces références imagées ? Les comprendre moins comme des effets de citations que comme une intégration dans le corps de la danse de leurs enjeux à la fois esthétiques et critiques. « Pour Climax, nous avions abandonné toute partition musicale qui connotait par trop la pièce et la danse, relève Yadi. Nous avions besoin d’épurer le mouvement en le laissant parler per se, sans ajout. À la suite de cet opus, nous avons eu envie de faire retour à une musique claire, limpide, qui nous connectait à une certaine fraîcheur, à un laisser-aller nimbé d’un tout va bien. »

Les chorégraphes Nicolas Cantillon et Laurence Yadi

Au bout du conte
Au cœur d’un espace circonscris par les toisons de plusieurs chèvres jetées à même le plateau, Laurence Yadi, Alexandre Joly et Régis Madruel jouent les frises de bêtes fantastiques. Un espace devenu territoire d’où l’on défie le monde extérieur. Un après-midi de faunes où deux protagonistes apparaissent masqués, affichant postiches, robe de pure et créature monstrueuse le visage dissimulé derrière des plumes de paon. On se souvient alors de deux créations signées Joly : l’installation Uniforme et Escadrons, création suspendue aux faites d’une forêt dévoilant une formation volante de kayaks recouverts de plumes de paon, les fameux yeux, imaginée pour Art en plein air à Môtiers l’été dernier.
Seule la danseuse s’avance visage dénudé, sorte d’éternelle ado en chemise à carreaux et salopette de belle des champs ou paysanne improbable comme seul sait en imaginer un Eugène O’Neil. Son visage pictural de Vierge du Quattrocento où vrillent des yeux désespérément écarquillés sur le monde. Visage paysage dont elle joue toujours à foison par des raccords regards finement ciselés. « Le principe délie une succession sérielle de positions et postures abstraites sans lien apparent avec une réalité politique ou sociologique tel qu’elle s’est développée dans Climax. Qui voit des figures mains levées ou poings dressés par exemple, emblématique des affrontements et manifestations des années 30 notamment. S’abstraire du sens, permet de le véhiculer par une théâtralité qui se joue par le costume et la musique. Musique qui pose une narration sans le filet de mots intelligibles. Soit chantée en yaourt, technique souvent utilisée par les musiciens dans l’étude d’une mélodie. Pour obtenir une rythmique efficace avant même d’écrire les paroles. Il s’agit ainsi d’une forme de « pré-texte » qui devance le langage articulé, mais l’annonce et le sous-tend », note Cantillon.
Un minimalisme qui sait se faire envoûtant se déploie au détour d’airs folk purs, intimes, nimbés de noirceur, ne délivrant ni message ni texte, juste une pâte rythmique qui s’étale aux confins du tapis de peaux de chèvres. Comme un écho aux années 60 et 70, au flower power des hippies, à l’inclination des beatniks pour l’Orient. Tel un stylite ou un anachorète jailli d’un opus bunuélien, Cantillon, barbu et hirsute à souhait, enchaîne les titres en s’accompagnant à la guitare. Les sixties militantes, volontiers contestataires, brisant en visière avec une société mortifère et de guerres impérialistes sont ici réduites à quelques balises ou signaux relais, gestes iconiques, corps hiéroglyphiques empreints d’une aura mystérieuse. Tout ramène à l’incongru de leur confrontation, fidèle à un univers façon Alice de Carroll ou Magicien d’Oz.
Atmosphère chill-out brouillée par instants par la bande son stratosphérique due à Alexandre Joly, qui module sur la notion de bruit blanc, nous disent la difficulté à quitter les terres de l’enfance, celle de tous les possibles sur cette surface de peaux de bêtes. Dans le sillage de deux de leurs précédentes créations — Simple Proposition et Climax —, le duo Yadi-Cantillon propose une réflexion chorégraphiée sur les années post non-danse des années, vaste et parfois brouillonne galaxie de gestes artistiques questionnant et subvertissant une grande part des composantes attendues d’une production chorégraphique. « Lorsque l’on évoque le conte, il est question de nostalgie, d’enfance perdue surtout lorsque l’interprétation est le fait d’adultes, explique Cantillon. Si la nostalgie se rapporte à un vécu passé, elle fait aussi référence à ce que l’on va vivre, un devenir qui rime avec vieillir, partir, mourir. Il existe dans le conte comme dans Laï laï laï cette volonté d’arrêter la marche du temps, en redevenant pour quelques instants, des enfants. La musique situe un lieu, même s’il est marqué par l’abstraction. Et la danse, sous forme de positions, marque le positionnement dans le temps qui file inexorablement. Tout se regroupe, se chamboule dans la création d’un objet étrange. Nous sommes dans un magma de confusion enfantine. Chez l’artiste sonore Alexandre Joly la question est précisément : jusqu’où peut-on garder cette liberté de l’enfance, démiurgique et sans réelle concession ? »

Bertrand Tappolet

Salle des Eaux-Vives, du 23 avril au 3 mai 2008.
Rés. : 022 340 06 06