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Au BFM, Genève
Genève : La galaxie Bagouet
Article mis en ligne le mars 2007
dernière modification le 9 juillet 2007

par Bertrand TAPPOLET

Jours étranges et So Schnell datent des deux dernières années de la vie du chorégraphe français Dominique Bagouet, victime du Sida en 1992. Elles sont reprises dans le cadre des Carnets Bagouet, formidable geste artistique de remémoration d’un chorégraphe qui nous est toujours resté proche.

Jours étranges met en scène des corps tout droits sortis de l’adolescence, pour y questionner les structures du pouvoir sociétal, mais aussi le propre alphabet chorégraphique de Bagouet. « Je me souviens de ces soirées à tendance beatnik bercées par la voix chaude de Jim Morrison, le climat de ces strange days correspondait parfaitement au désarroi de notre adolescence qui cherchait alors, dans ce qui est devenu une sorte de mythologie, ses propres valeurs et vivait aussi d’obscurs désirs mal définis de révolte contre les normes et les codes établis, écrit Bagouet lors de la création en 1990, en pointant très clairement le lien autobiographique. Pièce pour six danseurs suscitée sur le canevas toujours à vif d’improvisations, la pièce puise son inspiration au coeur de l’album Strange Days des Doors où Jim Morrison fait assaut d’images fiévreuses, sombres et minérales : « Les jours étranges nous ont trouvés, et par leurs heures étranges, nous seuls nous attardons, corps confus, mémoires abusées, comme nous courons du jour à une étrange nuit de pierre. »
Sur un versant ludique, chaque danseur se lance dans une mimographie ou une sorte de karaoké pantomime, articulant les paroles de Morrison. On retrouve l’atmosphère de l’adolescence qui se cherche avec gaucherie, niaiserie, dans des postures à l’abandon. Subtilement chorégraphiés, il y a ces signes de corps que les jeunes s’envoient comme une reconnaissance mimétique dont les codes ne sont qu’à eux, des pas de deux qui s’entrechoquent, des mouvements d’attraction aussi furtivement suivis de retraits, échappées belles ou dérobades, portés grotesques, rondes en cercles concentriques d’inégales inquiétudes. C’est l’âge de tous les possibles. Quelle soit spectaculaire ou introspective, fringante ou névrotique, révoltée ou nihiliste, la chorégraphie se repait d’une part secrète d’inachèvement, agitée de part en part d’une fraîcheur d’onde vive, changeante, ludique et de douleurs exquises. Même sur le mode du jeu, Bagouet brocarde une société qui se caractérise entre autres par le dressage à coup d’études de marché et de calibrage consumériste d’un de ses plus fertiles produits, cet animal culturel nommé adolescent.
Le décor, lui, est composé d’un empilement d’amplificateurs étagés comme ceux qui sertissent les scènes de concerts rock. Agencée comme une suite de morceaux contrastés, alternant les orages sonores et les stases silencieuses, telle s’offre Jours étranges. La plus haute des solitudes semble sourdre de la répétition inquiète des mêmes gestes, de la forclusion de chaque interprète dans son rituel quasi onaniste, proche de la transe. Bagouet délaisse les parages du geste ciselé, savamment architecturé et nuancé des précédents opus pour répondre au leitmotive de la création : « Casser du geste, casser de la danse » — pour retrouver l’adolescence et traduire avec une sensibilité rarement atteinte l’ambiguïté du glissement chaotique de la puberté à l’âge adulte.
 

“So Schnell“, chorégraphie de Daminique Bagouet, photo d’archives

Temps chorégraphié
En fond de scène de So Schnell se déploie un cyclo au bleu pâlissant avec, comme dans les comédies ballets, une machinerie faisant descendre des cintres une météo tour à tour nuageuse, solaire ou pluvieuse, apparaissant en frise à plusieurs moments de l’opus. L’aréopage des danseurs répond à la pulsation rythmique de la pièce dessinée par une série d’attaques et d’à-coups émanant de la Cantate BWV 26 de J.-S.Bach dans la version de Karl Richter (1967). Par intermittence se font entendre les saccades mécaniques, les sons captés de l’usine familiale, sorte de symphonie arrangée et remixée pour machines. « Avec la partition musicale comme avec les sons provenant de machines industrielles de bonneterie, j’ai donc préparé des pages de trames très précises de construction, au service d’un vocabulaire sans "scrupule d’esthétisme", mais soucieux d’énergie et d’exploration souvent individuelle pour les quatorze interprètes, précise le chorégraphe. J’ai demandé à Christine Le Moigne pour le décor et à Dominique Fabrègue pour les costumes, de travailler à partir du mouvement de peinture pop art, en particulier des recherches de Roy Lichtenstein, en insistant sur l’idée de trames, de couleurs radicales et d’un certain humour. »
Danseurs aux vêtements de couleurs criardes qui essaiment sur le plateau en dessinant les contours de constellations spatiales, faisant alterner courses précisément calculées avec tableautins de dessins animés. Et la pénombre de cannibaliser le lumineux, comme les halètements machiniques finissant par vampiriser et phagocyter le sacré du chant. L’œuvre est d’une redoutable précision d’écriture, la danse de micro-gestes comme à peine esquissés au dessus de l’abîme qui vient, les portés, l’effloraison des actions contrecarrent ce que la forme pouvait receler de froid et de distant. Une énergie oscillant entre ironie et pathos joue résolument la carte des enchevêtrements stylistiques, avec cette interrogation particulière sur le temps, le mémoriel et la vitesse. Le questionnement explose dans cette lutte entre le coloré et l’obscur projetant dans l’espace des déferlantes aux contours complexes, des sons couleur métal, répétitifs, violents. Bach oblige, la trame des mouvements se déroule en duplications, canons, contrepoints, reprises et entrecroisements. Malgré son rythme parfois épuisant dans le sillage de la fulgurance de la cantate de Bach, So Schnell reste adepte du temps faible, de décélération dans les séquences intermédiaires. Un temps ralenti, voire suspendu, qui laisse comme un goût de cendres ou d’éternité.

Bertrand Tappolet

Les 28, 29, 30, 31 mars, 1er, 2 avril, à 20h + 1 avril à 15h, Ballet du Grand Théâtre de Genève au BFM (loc. 022/418.31.30)