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A la salle des Eaux-Vives, Genève
Genève : Ballet Junior

Portrait du Ballet Junior qui présente fin novembre deux chorégraphies à la salle des Eaux-Vives.

Article mis en ligne le novembre 2007
dernière modification le 24 octobre 2007

par Bertrand TAPPOLET

Le Ballet Junior a trouvé en le chorégraphe suisse Gilles Jobin et dans la Compagnie 7323, dont le nom évoque les dates de naissance respectives des Français Laurence Yadi et Nicolas Cantillon, les meilleurs vecteurs qui soient pour leur formation, véritable pépinière de talents qui essaiment souvent dans grands ensembles à envergure internationale, à l’image du Ballet Preljocaj ou de la compagnie dirigée par Merce Cunningham.

Délicatement vôtre
Depuis plus d’une décennie, Gilles Jobin part de la matière première, le corps, pour composer un langage chorégraphique conjuguant une subtile abstraction et une poésie hypnotique aux reflets d’actualité. Créé en 2004 pour 12 danseuses du lusitanien Ballet Gulbenkian, puis repris par le Ballet Junior, Delicado (délicat) révèle des anatomies étirées aux extrêmes, corps boussoles arpentant le sol de leurs jambes métamorphosées en compas. Ensembles de muscles et de chair, tour à tour tendres, sensuels, violents ou sexués, qui s’engagent dans des manipulations, des portés et des équilibres en proie aux forces élémentaires. Dans une sidérante douceur, les danseuses se jouent des mêlées et des surfaces de vêtements pelées telles des couches palimpsestes. Pour réécrire peut-être l’histoire d’une douleur dictée au féminin, des premières Médée aux femmes monacales en robes de bure immaculées. Des êtres emmaillotés dans la folie d’un culte à la pureté maternelle, comme le promulguait la Révolution nationale salazariste, le plus long régime autoritaire du XXe siècle européen. Mais bientôt, les bacchantes retrouveront leurs paillettes faites sous-vêtements, une fois déchirée la lymphe des contraintes. Tout s’évanouira sous une descente lumineuse faisant palpiter une masse de duos exécutés au ralenti, comme dans le film culte de marathon chorégraphié, On achève bien les chevaux de Sydney Pollack, où l’on danse à perdre la raison jusqu’à ce que les corps, pris malgré eux dans un jeu morbide, se vident de leur énergie vitale, et que les chairs se mortifient.
« C’est une pièce que j’ai souhaitée abstraite et très dansée avec toujours ce système d’auto-organisation à l’œuvre dans la production de mouvement et de trajectoires, souligne Jobin. Des séquences sont ainsi agencées sur le vif et le fil de l’imprévu par les interprètes. Sa première partie voit les danseuses vêtues de collants académiques. S’y développe un travail davantage axé sur les lignes. Puis la création se complexifie en misant sur un rhabillage qui ouvre sur une découverte des corps. On travaille sur plusieurs couches, des strates qui s’ajoutent aux anatomies, les emprisonnent, les rigidifient. Partant se développe un mystère au sens médiéval avec ces danseuses serties de bikinis ou bodys scintillants que l’on devine sous des habits qui se déchirent comme on le ferait une carapace. » 
 

Delicado © Gregory Batardon

Dislocation des lignes, mise en réseau des corps parcourus par un même champ d’énergie, tumulus de chairs réunies. Masse où les corps se tirent par la tunique, assurant un maillage près de rompre, sorte de vaisseau emmené par des figures qui dardent leurs bras dans l’espace. Delicado fait le pari de l’abstraction sans renoncer à une sensualité sensible et froide, à fleur d’articulation. Des phrases de mouvements s’enchainent les unes aux autres, à partir de choix arbitraires dans ce mouvement organiquement organisé qui impose à chaque danseuse de réaliser à tout instant un choix sur le vif, aléatoire, comme dans le "cadáver delicado" (cadavre exquis) des Surréalistes, texte écrit par une suite de phrases ou de paragraphes, sans la connaissance de ce qui vient ou précède.
Cette pièce fait néanmoins le lien entre l’opus créé en 2003 pour le Ballet du Grand Théâtre, Two-Thousand-and-Three : corps décomposés, recomposés, torses inversés et membres désarticulés, dont les figures d’une sensualité éthérée, évoquent par instants Le Jardin des délices du peintre flamand Jérôme Boesch. Et la concrétude d’un appartement vu en coupe avec six danseurs tuilant leur mouvement, se croisant emménageant, déménageant et investissant les objets de leurs enveloppes corporelles dans Steak House (2005).

 
Ondulations corporelles
À l’origine de Merry go round de la Compagnie 7273 créée pour le Ballet Junior, il y a deux pièces antérieures : On Stage et Climax. Sur le plateau, la danseuse est traversée d’ondulations et déhanchements, algue qui se recompose et se décompose strate par strate. Sur une rythmique obsédante, c’est la version féminine et resserrée de Climax, labellisée On Stage qui se décline en une poignée de minutes et aligne d’incessants changements de direction. Un sidérant surplace où le corps s’étend au sol à intervalles réguliers tel un aplat d’une extraordinaire plasticité. Cela faisait sans doute longtemps que l’on n’avait pas vu une écriture qui tient autant compte de la gestuelle que du mouvement sur un axe fixe, donnant à l’ensemble une qualité rare, celle de matérialiser la dilatation et la rétraction d’un espace dansant au fil de postures mouvantes alternant stoïcisme burlesque et sensualité déconcertante, glacée et comme détachée malgré la sueur qui perle On voit les lignes de corps de Yadi se tendre vers le ciel, flamme versatile, vestale viscérale tourbillonnant et se déployant sur elle-même au fil de sidérantes torsions touchant bras et jambes. Mélange puissant de force et de fluidité savamment ciselée dans une sorte de mouvement continu se déroulant sur un ruban de Moebius. Sa danse semble s’axer sur le travail interne du tronc, du bassin, le souffle, alors que toute l’énergie et la tension se concentrent au bout de ses doigts. Et le corps de revenir avec tranchant à sa déstructuration, strate par strate, étage par étage.

Interprétée par Nicolas Cantillon, la pièce chorégraphique Climax joue de stases prolongées, à l’instar de ce corps que l’on croirait issu d’une crucifixion, tête ployant et mains d’équerres. S’enclenche alors des volutes corporelles oscillant entre creusements de l’anatomie, oscillation de bassin et mouvement tournoyant dirigé par des bras devenus lianes, s’enroulant et se déroulant sur eux-mêmes. Devenus balanciers, ils peuvent tout évoquer, de la pose pugilistique à l’extase d’un stylite en adoration. L’immobilité qui n’est qu’apparente est toujours traversée d’un pré-mouvement, léger papillonnement de paumes annonçant une nouvelle embardée corporelle. Chansons de gestes qui dans un relâchement extrême, un lâcher prise de la plus belle eau emprunte des postures iconiques : le poing dressé qu’efface un bras tendu. « Climax connaît un enchaînement assez incroyable de mouvements, si complexes à retenir. C’est une chorégraphie traversée de nombres d’images d’ordre social, culturel, politique que l’on peut déceler ou non. Elle est dotée d’un point central fixe, qui évoque l’idée du carrousel tournant sur place. À l’image de Merry-go-round et de sa giration sur le même axe, comme une bobine qui se déploie, il s’agit d’un mouvement circulaire qui se déploie pour ne jamais s’interrompre. Nous avons choisi de travailler avec les 20 danseurs du Ballet pour interpréter les 20 premières minutes de Climax. L’idée de la plateforme du carrousel est induite par le caractère tournant, tourbillonnant de cette création. »
 

Bertrand Tappolet

Delicado et Merry-go-round, Salle des Eaux-Vives du 22 au 25 novembre.
Rés. Ballet Junior : 022 329 12 10