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Au Forum Meyrin
Forum Meyrin : Créations

Le Théâtre Forum Meyrin accueille deux créations issues du Festival Steps et du Festival dansez !

Article mis en ligne le avril 2008
dernière modification le 28 avril 2008

par Bertrand TAPPOLET

Le Théâtre Forum Meyrin accueille deux créations issues des principales manifestations chorégraphiques de la saison dans notre région : Bahok signée Akram Khan (Festival Steps) et L’Ange du Foyer, un opus dû à Guilherme Bothelo (Festival dansez !).

En attendant le duo qu’il travaille avec la star française Juliette Binoche, le chorégraphe anglais d’origine bengali a conçu Bahok, une réflexion dansée sur la notion de foyer. Ou la transversalité réussie entre chorégraphie conjuguée au contemporain, danse traditionnelle du Nord de l’Inde (le kathak) et grammaire classique. Dans le sillage de sa dernière pièce, Approcher la poussière, Bothelo, lui, suit le parcours funambule d’un jeune garçon au sein d’un quotidien décalé, mystérieux et burlesque. Pour un nouveau questionnement sur le réel.

Danse transculturelle
Depuis Kaash en 2002, la question de l’origine — qu’elle soit du monde ou du danseur — est au centre de la démarche de Khan transfigurée par une aura mystique et des références occidentales et contemporaines. Les créations de cette figure de proue de la danse contemporaine anglaise demeurent néanmoins profondément marquées par le kathak, dont les mouvements circulaires des mains et des poignets confèrent à cet art un style singulier. Le danseur doit posséder des qualités physiques et garder une grâce malgré la vitesse de sa danse. De plus le kathak s’appuie avant tout sur les mouvements des pieds et des mains. La kathak est caractérisé par des mouvements de pirouettes et différentes postures proches de la statuaire indienne évoquant de loin en loin les figures du dieu Krishna ou du guerrier Arjuna.
Bahok est une pièce créée pour neuf danseurs, dont trois du Ballet national de Chine issus d’un univers de danse classique et six de la métissée compagnie de l’Anglo-bengali. Ce qui frappe le plus chez Khan, c’est le travail des pieds ainsi que les pirouettes impressionnantes de rapidité s’achevant sur des poses momentanément figées. À la verticale, à l’horizontale ou au sol, les lignes de corps rivalisent de rapidité et de virtuosité jusqu’à atteindre des sommets vertigineux où peuvent se côtoyer technicité, spiritualité et érotisme voilé. Des corps balises qui prennent leur envol comme des flèches rythmant l’espace ou s’écrasent comme fichés dans le sol, entre art contemporain et montages dadaïstes, proche parfois de ce qu’imagine le plasticien et performer chinois Li Wei dans ses images spectaculaires, où les corps se font sculptures instantanées en célébrant l’apesanteur. Au plus profond de nous-mêmes, notre relation au monde semble toujours résolument étrange.

« Bahok », chorégraphie d’Akram Khan.
Photo : Hugo Glendinning

Il y a du Wong Kar-Wai ou du Fruit Chan dans la scène d’ouverture, qui dévoile la salle d’attente d’un aéroport. Des voyageurs statiques voient leurs anatomies vite agitées par de furtives et quasi inconscientes palpitations de pieds et de mains trahissant ennui et agitation. Les êtres en partance déchiffrent un panneau affichant les vols. Et alignant bientôt les redoutés delayed ou rescheduled auxquels succèdent les métaphysiques et panthéistes air, water, phone home. Les interprètes délient leurs humeurs et sentiments par la grâce de vignettes chorégraphiées affutées où l’émotion qui submerge parfois le dispute à la douce ironie et aux paroles furtivement échangées. Le tracé du geste dans l’air est si véloce qu’il faut ne pas être un préretraité du regard pour le capter au vol. La danse enroule des magnifiques boucles, fait du tourbillon sa plus intense expression. De syncopes en arrêts tranchants, tous semblent au bord de l’implosion dans une écriture tout à la fois géométrique et pulsionnelle, qui n’écarte nulle vulnérabilité. Les hommes eux se disputent la dernière console de jeux, leur affrontement en mêlée se résolvant finalement par une embrassade de groupe rappelant par instants le travail en performances des frères Gao, un duo de plasticiens chinois. Et plus particulièrement leur série Hug (Étreinte) montrant des gens qui ne se connaissent pas et s’étreignent pour la première fois, certains étant habillés et d’autres nus.
A l’orée de cette création en sensations, partagée entre confusion et détresse, une jeune Chinoise étreint des feuillets qu’elle compulse fiévreusement s’essayant à imaginer le lieu qui la vu naître. D’où venez-vous ? s’enquiert-elle auprès de sa voisine, un prétexte pour déclencher une exploration en mouvement des identités des danseurs. Danse des origines donc, de ce qui nous fonde et nous gouverne par devers nous. Il y a ainsi de l’anxiété dans ce désespoir parfois à ne pas se faire comprendre de l’autre.

Au fil d’un travail préparatoire que n’aurait pas renié la grande prêtresse de la danse théâtre Pina Bausch, les identités des danseurs ont été interrogées, leur permettant de délier une chanson de gestes mettant en relief leurs racines stylistiques et leur formation initiale. Une tour de Babel des langues chorégraphiques, un maillage de babils mouvementistes glanés à toutes les destinations. J’ai voulu remonter jusqu’à l’enfance, montrer l’identité à travers les souvenirs les plus intimes, développe Khan. Une démarche annoncée par le titre du spectacle Bahok, celui qui transporte en bengali, pour rappeler que chacun dans le voyage — expérience par essence de l’altérité et du déplacement du regard —, transporte son identité et son foyer.

Complexité de l’enfance
Chorégraphie pour 6 danseurs et spectacle familial, L’Ange du Foyer, la nouvelle création de la Compagnie Alias pourrait bien déjouer nombre d’horizons d’attente. Car conçu pour le jeune public, le plus exigeant qui soit, décrochant dès que l’action semble flotter dénuée de sens ou d’embrayeur d’imaginaire rêveur.

Une intuition fondamentale sous-tend toute l’œuvre de Guilherme Bothelo : «  Chaque jour contient beaucoup plus de non-être que d’être », comme l’écrit Virginia Woolf. Pour elle, « une grande part de la journée n’est pas vécue consciemment. On marche, on mange, on voit des choses, on s’occupe de tout ce qu’il y a à faire : l’aspirateur en panne ; commander le dîner. Lorsque c’est une mauvaise journée, la proportion de cette ouate, de ce non-être, est beaucoup plus forte. Le véritable romancier parvient à rendre les deux sortes d’êtres. » Toutes les créations de la Compagnie Alias sont autant de tentatives pour donner quelque consistance à ce réel ambigu tantôt net et solide — mais extérieur et froid, habité machinalement et vidé de tout contenu personnel — tantôt surréaliste, nimbé d’irréalité, suscitant la rêverie, mais instable. La tâche du chorégraphe est de communiquer cet esprit changeant, inconnu, indéfini qui, dans quelques moments exceptionnels, se trouve comme arraché au non-être. Ce sont autant de moments d’extase, comparables à ceux que décrit Proust dans À la recherche du temps perdu ou aux Epiphanies de Joyce.

« L’Ange du Foyer », chorégraphie de Guilherme Bothelo.
Photo : Jean-Yves Genoud

Au détour de L’Ange du foyer, la journée sert de mètre-étalon à un déploiement de rêves éveillés qui s’ébrouent et de cauchemars qui naufragent. Théo, un garçonnet, dévide quatre journées dans trois lieux distincts, comme autant de stations que chaque enfant croit trop bien connaître : sa chambrette dévolue aux jeux solitaires, sanctuaires de tout un tissu onirique, la table de la salle à manger autour de laquelle s’assemble la famille, lieu alchimique mêlant rituels et tensions. Et en classe, la socialité avec ses semblables. Le récit des travaux et des jours cher à Hésiode ouvre sur une odyssée du quotidien enfantin pris dans une sorte de ruban de Moebius où le retour du même ne l’est jamais vraiment.

Incarné par un danseur adulte, Théo tressaute comme le monstre imaginé par Max Ernst en 1937 pour L’Ange du foyer, qui voit l’univers pictural de ce Surréaliste se colorer de mise en accusations, fustigeant le franquisme, convoquant le fantastique pour camper la violence et l’horreur de la guerre civile espagnole. À mi corps entre l’homme et l’animal, la créature se révèle dévastatrice sous un ciel crépusculaire. Car l’enfance ici ramène à un univers que l’on croirait tout droit surgi du Labyrinthe de Pan de Guilhermo Del Toro où fusionnent dans le récit initiatique d’une petite fille l’esprit de Lewis Carrol, celui de Cocteau avec la réalité historique de l’Espagne franquiste. Théo refuse, lui aussi, le monde des adultes, et s’invente son univers. À son échelle les pages tournées du journal paternel s’agrandissent chaque jour davantage. Partir donc de la vision développée par l’enfant. Qui s’accroche à ses rêves, à ses souvenirs et emplit son quotidien de jeux. Bothelo a aussi songé à Cria Cuervos, film tout entier construit autour des yeux de la petite Ana et de la peur qu’ils provoquent chez les adultes, tant ils semblent avoir le pouvoir de déchirer la peau des secrets.

Bertrand Tappolet

Théâtre Forum Meyrin
« L’Ange du foyer », du 1er au 3 avril à 19h
« Bahok », 17 et 18 avril à 20h30
Rés. : 022 989 34 34