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Festival de danse de Cannes
Cannes : Festival de danse
Article mis en ligne le février 2008
dernière modification le 3 février 2008

par Bertrand TAPPOLET

Le Festival de Danse de Cannes met en valeur une danse qui réunit virtuosité, physicalité et rapports multiformes entre musique et chorégraphie. Que le genre soit estampillé néo-flamenco, hip hop ou contemporain métissé. A l’hiver 2007, il conviait les signatures européennes les plus en vue du moment : Russel Maliphant, Sidi Larbi Cherkaoui, Israel Galvan, Frédéric Flamand et Maguy Marin.

 
Idéogramme Guillem
Sous l’intitulé « Sylvie Guillem et Russel Maliphant "Push" », quatre pièces se trouvent convoquées. Un joyau à nul autre pareil où la partition lumière irise la ligne innominée des bras ondulants de Guillem accompagnée par la musique de Carlos Montoya, "Solo" (2005) ; "Shift" (1996) où le chorégraphe joue avec ses ombres dans une composition d’une grande physicalité sous influences yoga ; "Two" (1997), où les bras et les mains de Sylvie Guillem évoquent parfois une version animée des représentations iconiques de la déesse Kali déclinées en langues de feu venant s’échouer sur des rivages tour à tour ombrés et luminescents. Push" (2005) enfin, duo réunissant le chorégraphe et Sylvie Guillem. Lenteur très travaillée permettant de développer des portés où les bras d’équerres et les conversations secrètes entre les deux anatomies semblent le fruit d’un subtil et délicat jeu d’équilibres qui n’exclut l’exercice de force, énergie contre énergie, matière adossée en résistance à la matière. La sensualité glacée magnifiée par une lumière plus sculpturale que jamais bouleverse et subvertit nombre d’idées reçues sur la figure archétypale du duo qui hante la danse depuis les origines du ballet.
 

Push
Avec Sylvie Guillem et Russel Maliphant. Photo Bill Cooper

Au creux de la distance toujours précise et flottante entre ses présences souvent surréelles, la danseuse est une ligne, une façon de sculpter l’espace de l’extrémité de ses jambes interminables d’une incroyable fluidité. Voir danser Sylvie Guillem est une expérience subtile qui allie le vocabulaire académique avec les contreforts d’un contemporain métissé d’influences orientales dans le cas du jeune chorégraphe britannique Russel Maliphant ; l’immobilité apparente de l’interprète n’est qu’un pré-mouvement agité des soubresauts de la vie. Créée pour Guillem, "Two" voit son anatomie s’étirer aux extrêmes, se tendre vers le ciel en alliant les déclinaisons vibratiles et liquides de ses mains et de ses pieds. Elle est cette ondulation tourbillonnant et s’enroulant sur elle-même au fil d’athlétiques et sidérantes torsions touchant bras et jambes. Mélange puissant de force et de fluidité savamment ciselée, "Two" et "Solo" tiennent à la fois de la prouesse physique et de l’architecture des corps en mouvement, magnifiquement ouvragés, dans des carrés de lumière pulsionnelle.
 
Pour "La edad de oro" ("l’âge d’or"), l’art chorégraphique de Israel Galvan peut se subsumer en un travail sur la ligne, toute en ellipse et en épure. Une ligne qui se décline avec une retenue qui délaisse l’hiératisme pour enclencher le vibrato d’un moment dont le corps semble explorer les limites. Le mouvement est de loin en loin temporairement suspendu dans une écoute aigue presque douloureuse de la musique avec laquelle il n’a de cesse de s’enchâsser, mais aussi, paradoxalement de s’émanciper vers une abstraction de la plus belle eau. De profil, comme surgi d’une frise antique, Galvan semble lutter avec un adversaire invisible, esquisse un salto arrière et fait chalouper son bassin de manière ensorcelante.
 
Qui dit ici fluidité implique danser les immobilités, métamorphoser les arrêts en figures, faire surgir l’intensité d’un geste à la fois fixe et explosant, pareil aux frémissements d’un conflit intérieur. Le baile jondo se fonde sur la profondeur (jondura), l’art de l’arrêt (rematar) et du templar, cette prodigieuse faculté de tempérer, d’adoucir, d’accorder rythmes et mouvements contradictoires.Une précipitation sans hâte, une virtuosité statique qui se nourrit des paradoxes, des luttes qui peuplent la solitude de l’artiste.
 

Marin Turbine. Photo Olivier Houaix

Poème déstructuré
L’eau ruisselle comme le rappel d’un improbable Eden héraclitéen. Flux des corps et des choses commedans un temps mis entre parenthèses. Tressage de miroirs parfois sans reflets, d’oliviers, d’accessoires multiples et de vêtements de scène. Paysage avant ou après la bataille ? Pour "Turbine", l’un des ses Magnus Opus, Maguy Marin choisit l’œuvre unique de Lucrèce, "De natura rerum"("De la nature des choses"), qui prend place au premier rang des écrits de la pensée occidentale. La création semble prolonger notamment les interrogations de "Umwelt" qui revisitait les scènes primitives nous constituant au quotidien et nous travaillant de part en part en déployant sous forme de vignettes mouvementistes les actions qui peuplent nos nuits et nos jours sous un vent furieux.
 
Dit et chanté dans une Tour de Babel des langues, le poème se présente comme une tentative de « briser les forts verrous des portes de la nature », c’est-à-dire de révéler au lecteur la nature du monde et des phénomènes naturels. Selon Lucrèce, qui s’inscrit dans la tradition épicurienne, cette connaissance du monde doit permettre à l’homme de se libérer du fardeau des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d’entraves qui empêchent chacun d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme.
 
Simulacres et simulations semblent présider aux apparitions des 11 interprètes de la Compagnie, emperruqués, fardés, en permanente métamorphose et pourtant présentant toujours une même essence : des silhouettes en attente de rôle, égarées dans l’antichambre de possibles incarnations. La théâtralité est citée notamment façon farce ou commedia dell’arte dans une gémellité qui fouille les chairs de deux danseuses affublées de nez postiches. C’est ainsi que s’affirme un "burn out" chorégraphié, ce terme si chargé d’échec, de dévitalisation et de renoncement, dans ces chutes sans fin, ces gestes cassés de corps déboussolés. Déclinaisons de télescopages, rotations, équilibres éphémères et vibrations semblent par instant comme une possible transposition de la fameuse notion de "clinamen" chère à Lucrèce ou la légère déviation des atomes par rapport à leur trajectoire verticale, qui est censée rendre compte de leurs chocs et de la constitution des corps composés. Surgit ainsi l’exact inverse de ce que l’on entend traditionnellement par rythme dans une multiplication des durées.
 
 

Les Araignées de Mars Baïz

Matrice chorégraphique
Pour "Les Araignées de Mars", Josette Baïz, toujours sensible à un art de Terpsichore qui rapatrie dans sa gangue le contexte naturel qui la vu naître, imagine de longs pans de tissus, jointures en forme de lymphes immaculées entre ciel et terre. Ces cornues de drapés précipitent des gestes qui participent tout autant de possibles limbes que d’un "au-delà" et un "en-deça", comme si le mouvement partagé entre semi visibilité et relief était encore en voie de digestion et de formation au cœur d’un dispositif amniotique. Lieu de naissance du mouvement donc qui agite et trouble les immenses manchons blancs dans une composition axée sur la verticalité, puisque c’est tout l’espace qui se trouve géométrisé par ces colonnes de tulle. Oppositions de matière, de densité entre air et terre pour cette réalisation de haute tenue. Le sensorium de cette pièce par instants proche de l’installation plasticienne est complété et redoublé par une utilisation ingénieuse de la voix, qui n’exclut ni l’humour de guingois ni l’étrangeté évanescente et ambiguë. La vérité chorégraphique est-elle à rechercher dans un ailleurs ?
 
Bertrand Tappolet