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Au BFM, Genève
BFM : “Umwelt“ de Maguy Marin

Quelques considérations sur “Umwelt“, l’opus chorégraphique de Maguy Marin.

Article mis en ligne le mars 2007
dernière modification le 21 juin 2007

par Bertrand TAPPOLET

Il est des propositions chorégraphiques qui, par leur radicalité même, nous amènent au constat apparemment banal que notre réalité est désormais soumise aux images médiatiques. Comment vit-on avec les images ? Qu’en fait-on ? Comment reconnaît-on ce flux ? Quelle identité construisent-elles sur un canevas fragmenté ? Umwelt (2004) de Maguy Marin est de celles-ci.

Entre zapping, lecture et relecture, son opus se parcourt comme une errance dans la perception à travers de brefs moments chorégraphiés. Où l’apparition fugitive de corps animés, entrant, sortant, transitant, passant est le résultat de gestes et de processus de transformation menés entre trois allées de miroirs flexibles placés en quinconce, et animés par une gigantesque soufflerie. Répondant à une écriture minimale et répétitive, les individus apparaissent séparés, isolés, réfléchis par un alignement de panneaux métallisés.

Entrevisions
Revisiter les scènes primitives qui vous constituent au jour le jour et vous travaillent de part en part, ça a parfois du bon. L’opus pose un crescendo répétitif et sériel de mouvements déployés dans un univers venteux. Proche de l’installation plasticienne à la Christian Marclay, trois guitares électriques, alignées en front de scène, sont frottées par une corde, fil d’Ariane qui se dévide imperturbablement. S’y ajoutent une bande son et un travail à la console. Au cœur du dispositif panoramique formé par l’allée des glaces, se réalise avec une précision métronimique une circulation de danseurs en solo, duo, trio, fugue, canon. Souvent mené dos au public, ce ballet incessant de figurines se décline, se décompose, se recompose dans des variations et déclinaisons insufflées avec énergie, de parcours, marches et arrêts. Dans un jeu d’apparition et de disparition, ils changent sans cesse d’habits et d’accessoires. Comme surgis d’un ancien praxinoscope, les neuf interprètes évoluent dans l’entre-deux, dans l’entre-images, alors que leurs déplacements s’éclipsent derrière une paroi souple et frissonnante pour mieux réapparaître. En autant d’instantanés de leurs travaux et de leurs jours, les danseurs traduisent, dissèquent de manière presque entomologiste et behaviouriste le champ des possibles humains et des moments de vécu, tels l’affrontement, la menace, le jeu, le travail, l’amour, le pouvoir, la création. Manière pour Maguy Marin de renouer avec ce jeu de la combinatoire et de l’épuisement déjà convoqué au fil de son opus étendard,
May B (1981).

Umwelt © Ganet

L’écrivain et dramaturge français Michel Vinaver en avait déjà eu l’intuition au cœur de son œuvre, le quotidien n’est que la répétition sans fin d’actions souvent abstruses dont l’incongruité et la rétrodiction même tendent à instaurer un sentiment d’immortalité dans l’éternel retour de l’identique. C’est la réalité crue et nue (au sens propre et figuré) du quotidien que met au jour Umwelt dans un battement d’images dont la durée n’excède souvent pas 5 secondes, comme dans les plans vus à la TV. Par ce procédé d’écriture scénique et visuelle également convoqué en photographie, au cinéma et dans les médias, pour créer des effets spéciaux, l’enfilade de parois métalliques sert de condensé diachronique de la vie de chacun. Dans une scène qui s’offre comme une surface sensible et de contact au sens photographique du terme, la trace de leur passage se révélerait de manière interstitielle dans ce lieu qui sert aussi de chambre noire. En ce sens, la scène jouerait dans Umwelt (l’environnement) le rôle de révélateur, mais aussi de déconstructeur de l’image latente mémorisée par le spectateur en cadrant et stabilisant ou fixant – pour un instant fugace – les impressions rétiniennes, les images toujours fluctuantes du monde. La scénographie fouille ici les codes du visible, fait trembler les portes de la perception jusqu’au seuil d’un nouvel ordre visuel dégagé des contraintes de la mimésis aristotélicienne traditionnelle.
 
Gestes usinés
Boire un verre d’eau, un café, manger un sandwich, rechausser ses lunettes, allumer une cigarette, porter un sac, déposer des livres, offrir des fleurs, porter un enfant : autant d’images tremblées par un vent furieux. On frappe son vis-à-vis, on s’enlace, on se dévêt, on rentre son ficus ou on ramasse des livres, miroirs du monde. Des visions oniriques, surréelles aussi. Témoin ces figures à mi corps entre l’homme et l’animal, rampant en engagent le mouvement par l’arrière, comme souvent chez Maguy Marin, pour mieux déchirer un faisan à belles dents. De chacune de ces actions non hiérarchisées entre elles, entre-aperçues dans un kaléidoscope reconfigurant entrées et sorties, il reste un dépôt sur l’avant scène. « L’Homme est une usine », clamait Artaud. Le reste du plateau, vide, donc, va au fil de la pièce devenir un dépotoir pour les reliquats rejetés par les interprètes : on mange une pomme avant d’en jeter le trognon sur scène, on y répand des sacs de pierre ou des gravats, on y jette des corps de femmes, qu’on récupéra en les traînant par les pieds. Et les déchets de s’amonceler sur la scène devant le couloir de la mort aux glaces, tel un potlatch ou l’envers, le rebus, le relief de l’alchimie corporelle.
Selon d’autres modalités, la chorégraphe avait déjà joué d’incessantes entrées et sorties de protagonistes à travers des bandes plastifiées tombant en rideau serré dans Les Applaudissements ne se mangent pas (2003), chorégraphie anxiogène inspirée notamment par les corps violentés et étouffés sous les régimes autoritaires. Dans Ha ! Ha ! (2006), Maguy Marin pointait aussi nos conditionnements et nos mises en conformité derrière une société où règne un rire totalitaire et obligatoire. Rire qui colonise en tapis sonore permanent les plateaux de TV et les soirées entre amis. Son travail exigeant ne lasse pas de fasciner par son esthétique qui passe par une éthique, une morale et une politique. Avec Umwelt, il touche à la manière de rester connecter au réel de son corps biologique, de ses rythmes, au-delà d’une mise en conformité, d’une domestication des corps d’autant plus pernicieuse qu’elle est massive et diffuse à la fois.

Bertrand Tappolet

Umwelt, le Forum Meyrin au Bâtiment des Forces Motrices
14 et 15 mars à 20h30. Rés : 022 989 34 34