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Château Rouge, Annemasse
Annemasse : Festival Dansez !

Tour d’horizon du festival Dansez ! qui aura lieu à Annemasse.

Article mis en ligne le mars 2008
dernière modification le 22 mars 2008

par Bertrand TAPPOLET

Maguy Marin, ce fut d’abord pour beaucoup May B, pièce qui lui assure une réputation d’envergure mondiale. Créée en 1981 May B est un témoignage coup de poing d’une humanité en déroute.

Dans des visions hallucinées dignes d’un Bosch ou d’un Bruegel, surgissent, nimbés d’une farine de riz, des corps peints en blanc. Lâchés aux marches de l’exil, des corps d’après Hiroshima, d’après les camps. Attentif aux ressassements et mouvements les plus intimes, infimes de l’écriture éminemment musicale de Beckett, cet opus étendard puise avec une force et une crédibilité difficilement oubliables à même l’absurde, le tragique et le grotesque du théâtre de l’Irlandais. «  Je vais peut-être être obligé, afin de ne pas tarir, d’inventer encore une féerie, avec des têtes, des troncs, des bras, des jambes et tout ce qui s’ensuit… », écrit Beckett.

Primitivisme
May B est une pièce chorégraphique en trois tableaux. Où des corps pantins, comme venus au monde sans naître, s’épuisent au service de l’éphémère. En ouverture, une sorte de petit bal perdu sur fond de fête foraine spectrale et crépusculaire. Des figures recouvertes d’argile à l’arrière goût de suaire évoquant de manière troublante celles sortant des nuages saturés d’amiante d’un certain 11-Septembre. Des revenants aux visages boursouflés, difformes, les cheveux blanchâtres et hérissés comme des pics avec leurs habits asilaires de nuit sans sommeil et leurs valises usées jusqu’à la corde. Entre eux, une tendresse sauvage et rageuse que l’on croise parfois dans les parages de représentations iconiques de morts-vivants. Des êtres fantomatiques à la présence partagée. Plus tout à fait dans la vie et pas encore de plain-pied dans la mort.
Marin complète l’emprise puissante d’une symphonie de Schubert avec un compositeur du XVe siècle (Gilles de Binche) et un autre du XXe (Gavin Bryars). Celui-ci est mis en boucle répondant comme en creux au voyage qui scelle la chorégraphie. Un périple à la finalité improbable d’êtres suspendus dans le vide, entre le temps du commencement (mais la vie est-elle jamais advenue ?) et le temps de la fin (la mort viendra-telle un jour ?).
La situation se ritualise en affrontement clanique. Deux tribus se font face, le défi chevillé au corps. Pour finalement s’esquiver dans une lâcheté et un soulagement empli de rancœur que l’on devine partagé. Puis l’exil s’installe. Métaphore de toute condition humaine, une procession en forme de cortège tourne en rond pour n’aller nulle part. Les plus démunis deviennent une proie facile pour les autres avec la veule participation de tous. Naître victime. Devenir bourreau. Une partition déchirée par une noire ironie et un sens parfait de la dérision. On songe à ce que suggère Beckett dans son roman L’Innommable (1953) : «  Alors, ce sera fini, grâce à moi ce sera fini, (dit l’Innommable) il s’en iront, un à un, où ils tomberont, ils se laisseront tomber, là où ils sont, ils ne bougeront plus, grâce à moi, qui n’aurai rien compris, de tout ce qu’ils avaient cru devoir dire, rien pu faire, de tout ce qu’ils avaient cru vouloir que je fasse, et le silence redescendra sur nous tous, se posera, comme sur l’arène, après les massacres, le sable en poussière. »

Théâtralité de la catastrophe
« Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir  » seront les seules mots entendus des figures poussiéreuses de May B, au prologue et à l’épilogue. Les choses se déglinguent, vont à l’immobilité, au néant, mais sans jamais arriver au bout dans ce qui semble un surplace entêtant. Et la raison se naufrage dans cette impossibilité. Maguy Marin a bien perçu que la seule unité de l’œuvre beckettienne gît dans la radicalisation progressive du phénomène d’enfermement, d’immobilisation, d’amoindrissement qui taraude les créatures. Ce processus n’hésite pas à jouer la carte du burlesque et celle du slow burn si cher à Laurel et Hardy, deux acteurs que Beckett vénérait. May B voit se développer une véritable théâtralité de la catastrophe à laquelle se mélange une quotidienneté farcesque, absurde et dérisoire.
On songe parfois à Kantor tant la composition n’essaie pas de faire pléonasme ou illustration d’un texte précis de Beckett. Ce qui a sans doute harponné Maguy Marin dans les rets de la danse du maître irlandais (il y a cette fameuse danse du filet au cœur d’En attendant Godot notamment), c’est la conscience aigue et douloureuse que dans les pièces de Beckett, les personnages font de l’immobilité leur horizon d’attente, mais ne peuvent néanmoins s’empêcher de bouger. Toujours et encore avant la mort qui vient. Une contradiction qui se loge au cœur de la danse et dont le balancement entre deux pôles à fait de May B un phénomène inlassablement repris depuis sa création.
Le titre de la chorégraphie est peut-être issu de la pièce Pas (1976), dont l’idée de départ fut le bruit que font les pas qui avancent sur le parquet. On peut y voire le souvenir de la dernière maladie de la mère de Beckett. On ne voit que la fille, May, quarante ans, qui marche sans arrêt sur une étroite bande faiblement éclairée à l’avant d’une scène plongée dans l’obscurité, sauf un rai de lumière vers le fond, comme fusant d’une chambre de malade à la porte entrebâillée. Dans ce mystère agnostique, une aura de sacré baigne des fantômes. Elle est émouvante, bouleversante même, comme la détresse humaine à travers laquelle May poursuit sa marche sans fin. Dans May B, les mouvements fiévreux, mécaniques renvoient à la chair souffrante de l’acteur du Théâtre de la Cruauté. « Ce creuset de feu et de viande vraie où anatomiquement par piétinements d’os, de membres, de syllabes, se refont les corps », écrit Artaud. Si la violence, la pulsion sexuée, la cruauté fraternelle, la dimension anxiogène dominent l’opus, on maraude parfois du côté de la tendresse, du rire et la singularité du partage. « Cette pièce est une chose vivante qui a trimballé tellement de gens qu’elle ne peut pas se crisper dans un seul moment », souffle Maguy Marin. D’où cet agrégat de corps qui s’agglutinent et s’effilochent au fil des pas. Quand la créature beckettienne regarde sous ses pieds, elle ne décèle qu’ordure, détritus, gadoue. Elle supplie d’être ou de ne plus être, pour finalement maudire de n’avoir jamais été.

“La Reine s’ennuie“ de Andrea Sitter
© Jean Gros-Abadie

Reine et opéra-ballet
La proposition danse de mars s’étoffe à Château Rouge notamment par la présence tour à tour incandescente et délicate de l’interprète et chorégraphe allemande Andrea Sitter qui développe dans La Reine s’ennuie une théâtralité post expressionniste d’une Souveraine qui glisse sur des situations quotidiennes vues avec un regard de guingois. Portant notamment robe et bustier noirs, notre reine des contes s’engouffre dans des vrilles d’une force envoûtante et rencontre une grenouille qui se rêve sans doute en Prince charmant. Une danse délurée qui rapatrie par instant le classique ayant marqué la formation d’une interprète qui soliloque haut et fort.
Merg d’Andrea Leine et Harijono Roebana, considérés comme les maîtres hollandais de la danse abstraite, est l’occasion de délier les sublimes volutes d’un baroque ancestral et des compositions signées Monteverdi et Luzzaschi. Leur tuilage entre musique et mouvement fait merveille. Le plateau voit se déployer les ensembles croisés d’interprètes, chanteurs, danseurs et musiciens. Réceptacles d’impulsions, les danseurs dessinent une grammaire chorégraphique où se superposent et se mêlent nombre de styles.

Bertrand Tappolet

Château Rouge Annemasse
May B 20 mars à 20h30
La Reine s’ennuie, 28 à 22h15 et 29 mars à 19h
Merg, 28 et 29 mars à 20h30