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Opéra d’Etat de Bavière
Munich : “Salomé“, “Alice in Wonderland“, “Alcina“ & “Le Corsaire“
Article mis en ligne le septembre 2007
dernière modification le 29 septembre 2007

par Eric POUSAZ

La saison de l’Opéra d’Etat de Bavière obéit à un protocole très strict et a lieu chaque année pendant le mois de juillet, le 31 étant traditionnellement réservé à l’unique représentation en cours de saison des Maîtres-Chanteurs de Nüremberg de Wagner. Dans les semaines qui précèdent alternent les nouvelles productions de l’hiver, deux spectacles neufs (dont - cette année - une création mondiale), des représentations de ballet et quelques evergreen comme Rigoletto, Der Rosenkavalier ou Les Noces de Figaro qui font le plein avec une belle régularité.

Le Festival revêtait cette année une importance particulière parce qu’il couronnait la première saison entièrement placée sous la direction de Kent Nagano, le nouveau Directeur Général de la Musique depuis l’automne 2006 (il succède à Zubin Metha, parti sous d’autres cieux).
Le moins que l’on puisse dire, est que ce nouveau patron vole sur un petit nuage : de bruyantes manifestations d’enthousiasme saluent chaque entrée en fosse ou ses saluts en fin de spectacle. Et à vrai dire, il est difficile de ses soustraire à la fascination exercée par ses approches très analytiques des commentaires orchestraux les plus lourds qui permettent aux chanteurs de se sentir à l’aise dans n’importe quel moment des spectacles dont ce chef a la charge.

Salomé
Cela fut visible dès les premières mesures de la Salomé de Richard Strauss, où les émois amoureux de Narraboth (rôle confié à un ténor bien connu des Lausannois et des Genevois : Nikolai Shukoff qui présenta sur les bords du Léman ses interprétations de Sergueï dans Lady Macbeth et de Don José dans Carmen) passent la rampe avec un éclat rarement atteint en salle. Le rôle titre est confié à une actrice ensorcelante, doublée d’une chanteuse idéale : Angela Denoke dont le timbre, plutôt léger, est capable d’amples débordements dans les moments les plus exposés du rôle sans jamais virer au cri ou se voir entaché d’un vibrato excessif. Ajoutons à cela une vraie nature de comédienne qui lui permet de rendre sensible aussi bien la perversité que la naïveté juvénile de la jeune princesse emportée par ses pulsions sexuelles. Jochanaan est confié à Alan Titus, un baryton un brin fatigué lorsqu’il s’agit pour lui de chanter sur le fil du souffle, mais capable d’émouvants emportements lorsqu’il joue les prosélytes. Iris Vermillion et Wolfgang Schmidt en Hérodiade et Hérode trouvent le juste milieu entre la caricature et le portrait tout en subtilités de ces deux êtres corrompus jusque dans leurs derniers recoins, alors que les emplois épisodiques sont tous tenus à la perfection. La mise en images de Hans Schavernoch se veut très ‘tendance’, avec un grand péristyle en marbre blanc qui se désagrège lentement au fur et à mesure que la tension dramatique monte, alors que la mise en scène de William Friedkin se complaît à souligner la veulerie de chacun de ces personnages dont aucun ne gagnerait le paradis s’il fallait les juger après l’ultime tomber de rideau.
L’Opéra de Strauss est précédé d’une courte œuvre de Wolfgang Rihm intitulée Das Gehege (L’Enclos) qui nous fait entendre le monologue d’une femme esseulée libérant un oiseau de ses liens parce qu’elle voit en lui d’abord l’envoyé de l’amour, avant de se rendre compte que c’est la mort qu’il incarne. Le langage du compositeur est d’une grande densité et se situe dans le prolongement direct de celui de Strauss, un parallèle encore accentué par le fait que le décorateur et le metteur en scène ont choisi de traduire visuellement ces trois quarts d’heure de musique dans le même décor que celui de l’opéra de Strauss. Gabriele Schnaut, une habitée des emplois straussiens et wagnériens les plus lourds, survole la partition avec une intensité admirable qui fait oublier que le timbre s’est un peu alourdi et manque parfois de clarté dans les notes exposées. Kent Nagano, de nouveau, obtient un accompagnement miraculeusement transparent qui permet au texte de Botho Strauss de passer la rampe presque sans dommage …

Alice in Wonderland

Alice in Wonderland
Œuvre de la compositrice sud-coréenne Unsuk Chin, cette nouvelle mouture musicale des aventures d’Alice au Pays des Merveilles ne laisse pas une grande impression au plan musical. Le langage est intentionnellement hétéroclite ; on passe des citations de certains tics de composition chers aux compositeurs baroques à quelques solos de saxo à la Gershwin, quelques acrobaties vocales réservées au soprano que ne renierait pas le compositeur italien le plus brillant et différents thèmes faciles à mémoriser qui pourraient sans problème servir de musique de fond à une série télévisée à succès. Si le spectacle de près de deux heures et demie n’ennuie pas, il le doit d’abord à sa formidable mise en scène (confiée à l’artiste Achim Freyer à qui Placido Domingo vient de confier la réalisation scénique du nouveau Ring de Wagner monté au Los Angeles Opera) La scène est dominée par un plateau fortement incliné, percé de nombreux trous d’où apparaissent personnages et éléments de décors avant de s’évanouir tout aussi promptement dans les cintres ou par les mêmes orifices. L’œil est constamment charmé par une ribambelle de personnages fantastiques – animaux, objets volants, cartes à jouer – qui interpellent Alice avent de la juger. Le spectateur sort charmé, mais oublie rapidement la musique à laquelle il a été confronté...
La distribution est pourtant de qualité, avec notamment l’Alice de Sally Matthews au timbre incroyablement délié de soprano enchaînant sans effort aucun les chaînes de vocalises les plus embarrassantes au plan technique, et la redoutable Reine de Cœur confiée à une incroyable Gwyneth Jones qui domine le plateau dès sa première entrée par son jeu et son maintien scénique avant même d’ouvrir la bouche. La voix a bien sûr perdu de sa sûreté, mais dans ce rôle qui se situe constamment la limite du cri et du Sprechgesang, elle délivre une remarquable leçon de chant à ses collègues d’un soir, parmi lesquels on relève les noms d’Andrew Watts et de Dietrich Henschel, l’inoubliable Wolfram du dernier Tannhäuser genevois. La direction de Kent Nagano ne manque ni de dynamisme ni de précision, mais il est franchement difficile, à une première écoute, de déterminer le degré de qualité – qu’on suppose tout de même élevé ! – de pareille interprétation.

Alcina : Vesselina Kasarova, Anja Harteros

Alcina
Donnée dans le Prinzregententheater construit au début du 20e siècle sur les plans de la Maison du Festival de Bayreuth, cette version d’Alcina restera dans les annales pour avoir offert à l’amateur de Haendel une version quasi intégrale de cet opéra magique où les ballets jouent un rôle dramatique important. La mise en scène, que se partagent les théâtres de Hambourg et Munich, est due à Christof Loy (auteur de la dernière Ariadne auf Naxos au Grand Théâtre) et transporte le spectateur dans une salle de musée où un paysage peint du XVIIIe siècle prend soudain de la profondeur pour laisser ses personnages accaparer le plateau de la scène. Le deuxième acte, parfaitement féerique, précède un brutal retour à la réalité lorsque Ruggiero, alors affublé d’une tenue militaire qui évoque les actuels conflits du Proche Orient dégoupille une grenade pour anéantir les charmes de la sorcière Alcina. Pourtant la sorcière, dépositaire des forces de l’irrationnel, n’a pas dit son dernier mot et, sur les derniers accords de l’opéra, d’un simple geste de la main, elle fait mourir sur le champ tous ceux qui se sont opposés à elle.
La distribution est brillante, avec une Vesselina Kasarova explosive (au sens propre et figuré !) dans le rôle travesti de Ruggiero et une Anja Harteros superlative (Eva dans les derniers Maîtres-Chanteurs genevois) dans le rôle d’Alcina. Les deux voix de ces cantatrices se complètent idéalement et, de par leur nature, paraissent se fondre l’un dans l’autre jusqu’à induire l’oreille en erreur lorsque les deux interprètes s’affrontent sur le plateau. Veronica Cangemi est une Morgana vipérine à souhait, alors que Sonia Prina en Bradamante permet à l’auditeur de découvrir une vraie voix haendélienne dont on devrait reparler avant longtemps. La grande Deborah York a accepté de participer au spectacle dans un rôle très court, pratiquement épisodique malgré ses deux airs plutôt brefs et prête sa voix aérienne au personnage travesti d’Oberto. De fait, son interprétation brillantissime a rappelé une fois de plus qu’il n’est pas de petits rôles dans l’opéra, – seulement de petits interprètes ! Le seul emploi masculin reste en retrait (mais la partition ne le gâte pas particulièrement) et permet tout de même à Benjamin Hulett de tirer avec subtilité son épingle du jeu grâce à son portait tout en nuances d’un Oronte particulièrement vindicatif. L’orchestre baroque de l’institution munichoise est dirigé par Christopher Moulds, un chef qui ne parvient pas toujours à obtenir de ses musiciens un accompagnement assez racé et fluide pour mettre idéalement en valeur les voix du plateau.

Le Corsaire
Curieux ballet que ce Corsaire dont la musique est tombée de la plume de cinq compositeurs différents : Adolphe Adam, Léo Delibes, Cesare Pugni, Riccardo Drigo et un certain Prince von Oldenbourg ( ?)… Inutile de dire que, dans ces conditions, la musique laisse une impression plutôt hétéroclite, d’autant plus que la stupidité naïve d’un livret qui voit des pirates déguisés en moines assister en hôtes privilégiés au Festival des Fleurs organisé dans le Harem d’un Sultan sanguinaire ne saurait bien sûr améliorer les choses ! Mais l’intérêt de l’entreprise est ailleurs. Ce ballet a en effet aidé à asseoir la célébrité et l’influence de Marius Petitpa qui allait se révéler l’assistant idéal de Tchaïkovski pour ses grands ballets romantiques.
Ivan Liska a décidé de retravailler sur les manuscrits conservés à la Harvard Theatre Collection pour retrouver le visage original de ce ballet qui fut incroyablement célèbre à son époque avant de ne se maintenir au répertoire des théâtres occidentaux que par sa variation (où brillait un certain Rudolf Nureyev) et ses Pas de trois ou de deux. La réalisation munichoise force le respect : les splendides décors de Roger Kirk font revivre les grands tableaux exotiques que Delacroix et les autres peintres français fascinés par l’Afrique ont exposés dans les salons parisiens pendant de nombreuses années alors que les costumes, d’une richesse inouïe, baladent l’imagination dans ces recoins de rêve où l’on aime à se réfugier dans les moments particulièrement monotones de l’existence.
La chorégraphie de Liska, reconstruite elle aussi d’après les documents originaux qui nous sont parvenus, se défait fort heureusement des passages de pantomime, souvent trop nombreux en pareille circonstance. De fait, les deux heures et quart que dure ce ballet sont peuplées de pas et enchaînements qui maintiennent l’intérêt en éveil même lorsque l’histoire ou la musique semblent coulées dans un moule dont chaque péripétie est prévisible. Le spectateur moderne retrouve heureusement ces sommets que sont les moments forts dédiés aux solistes, ici littéralement transcendés par des danseurs de premier ordre. C’est pourtant peut-être Allen Bottaini qui laisse la plus forte impression dans le rôle de l’ami fidèle du Corsaire qu’il sauve d’une mort certaine : ses sauts d’une incroyable légèreté, ainsi que son jeu de jambes d’une félinité assurant à chaque mouvement une fluidité de la meilleure veine, font de ce personnage le pivot central de l’action. Tigran Mikayelyan est un Corsaire agile et remarquablement viril, mais dans les moments de pur lyrisme, ses pas ont quelque chose de moins intériorisé. Séverine Ferrolier danse Gulnara avec un mélange parfait de tendresse et de coquetterie mais peine à nous convaincre du naturel de ces successions de prouesses techniques qui paraissent plus d’une fois la pousser à ses limites extrêmes. Lisa Marée Cullum en Medora est nettement plus convaincante et s’impose comme la vraie maîtresse de la soirée par une technique infaillible autant que par une dégaine insouciante qui lui permet de ses jouer de tous les pièges techniques de ses numéros.
Le corps de ballet munichois au grand complet (avec les inévitables petits rats pour la grande Fête des Fleurs au dernier acte) fait une bonne impression dans l’ensemble, mais certains ports de bras ou certains alignements gagneraient à être retravaillés pour ne pas sombrer dans le désordre. La direction musicale de Myron Manul se fait rapidement oublier, ce qui équivaut presque à un compliment en pareille circonstance tant l’indigence des idées musicales pourraient inciter les spectateurs à se concentrer sur les éventuels défauts techniques d’un orchestre en l’occurrence parfait de discipline et de brio.

Eric Pousaz