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Film de juin 2011 : “La solitudine dei numeri primi“

Histoire de deux enfances difficiles

Article mis en ligne le 1er juin 2011
dernière modification le 30 mai 2013

par Firouz Elisabeth PILLET

La solitudine dei numeri primi


de Saverio Costanzo. Avec Alba Rohrwacher, Luca Marinelli, Martina Albano. Italie, 2011.

1984, 1991, 1998, 2007. Autant d’années qui séparent la vie de Mattia et d’Alice. Deux enfances difficiles, bouleversées par un terrible événement qui marquera à jamais leur existence. Des années plus tard, tous deux portent encore les cicatrices de ces événements douloureux. Entre leurs amis, leur famille et leur travail, Mattia et Alice – lui, brillant physicien, elle, photographe - sont malgré eux rattrapés par leur passé. La conscience d’être différents des autres ne fait qu’augmenter les barrières qui les séparent du monde, les menant à un isolement inévitable, mais conscient, et les rapprochant de manière imperceptible l’un de l’autre.
La Solitude des nombres premiers est adapté du livre éponyme, premier roman du jeune écrivain italien Paolo Giordano qui a reçu le prestigieux Prix Strega (sorte de Prix Goncourt italien) en 2008, devenant ainsi à 26 ans le plus jeune lauréat de la récompense.

« La Solitude des nombres premiers »
photo Saverio Costanzo © Le Pacte

Ayant commencé sa carrière comme réalisateur par des docu-fictions dont Sala rossa, qui acquiert une certaine notoriété grâce à sa Mention Spéciale de la critique au Festival International du Film de Turin, Saverio Costanzo a ainsi pu obtenir les financements nécessaires au tournage de son premier film de fiction Private, qui décroche le Léopard d’Or du Festival International du Film de Locarno en 2004. Le réalisateur poursuit sur sa lancée en tournant In Memoria Di Me, présenté en 2007 à la Berlinale, avant de se lancer dans son projet suivant, La Solitude des nombres premiers, sélectionné à la 67e Mostra de Venise, en 2007. On retrouve dans ce film Isabella Rossellini, fille de Roberto Rossellini, et ex-femme de David Lynch (pour qui elle a joué dans Blue Velvet et dans Sailor et Lula) joue le rôle d’Adèle, la mère de Mattia dans ce film. Saverio Costanzo en parle : « J’ai pensé à elle après avoir vu Two Lovers de James Gray. Je l’ai trouvée incroyable parce que, malgré ce petit rôle, elle arrivait à toucher à des cordes très différentes. Isabella a dans les yeux cette “folie“ qui n’appartient qu’à ceux qui sont prêts à tout et qui peuvent vous surprendre à tout moment. (...) Elle a su travailler sur trois époques et les différencier chacune par de petites nuances. J’ai été frappé par sa générosité. Quand elle est partie, sa présence m’a manqué comme elle a manqué à toute l’équipe. »

Pour ce film, l’axe central du travail de Saverio Costanzo a été centré sur les corps dans le film car pour lui « le fil conducteur, c’est l’histoire des corps d’Alice et de Mattia, de leur métamorphose pendant vingt ans ». Le cinéaste a donc requis un effort particulier des comédiens : « J’ai d’abord demandé à Luca Marinelli et à Alba Rohrwacher, mais aussi aux autres interprètes, de faire un travail spécifique sur le corps pour deux raisons. La première est d’ordre politico-philosophique : le corps est aujourd’hui, je crois, un élément politique important, et sa “destruction“ est une révolution que l’on est capable d’accomplir à l’intérieur de soi, un moyen personnel de s’opposer. La seconde est purement concrète car restituer de façon crédible le passage du temps à l’écran demandait un changement corporel. » L’effort fourni est d’autant plus tangible et marquant chez Alba Rohrwacher qui offre une prestation époustouflante, sombrant dans les affres de l’anorexie, confirmant avec le rôle d’Alice l’immensité de sa palette d’interprétations. Nous l’avions vue récemment dans Ce que je veux de plus et dans Caos Calmo où elle apparaissait voluptueuse et désirable, à l’opposé du rôle d’Alice où les meurtrissures de la vie n’épargnent pas son corps.

« La Solitude des nombres premiers »
photo Saverio Costanzo © Le Pacte

Le réalisateur a su défier la gageure du film qui franchit diverses époques, en effectuant des aller-retour multiples de l’enfance à l’âge adulte, en passant par les années douloureuses de l’adolescence. Pour ce faire, et signifier le changement d’époque, le réalisateur a accordé une attention particulière à la musique du film, la nourrissant de références cinématographiques : « Les années 1980 sont marquées par le son d’un synthétiseur analogique, les morceaux des films d’horreur de Carpenter et De Palma ; pour les années 1990, nous avons utilisé les premiers morceaux techno des années 1989/1990 ainsi qu’un morceau d’Ennio Morricone tiré du film L’Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento afin d’accompagner l’état émotif, froid et détaché de l’adolescence. (...) en 2001 (...) Nous avons opté pour des “petites valses“ et quelques morceaux pop romantiques très reconnaissables et explicites pour raconter, justement, une histoire d’amour. Pour la dernière partie du film, la musique c’est le silence. Il ne reste que deux corps nus et le silence », mais ce serait déflorer l’histoire qu’en d’en révéler plus...

« La Solitude des nombres premiers »
photo Saverio Costanzo © Le Pacte

Parvenir à faire voyager son histoire entre quatre temporalités différentes sans perturber le spectateur est la preuve d’une grande maîtrise artistique. Brosser simultanément et avec cohésion un portrait intrigant de deux personnages principaux complexes, cela semble difficile à réaliser, et pourtant... Saverio Costanzo semble jongler sans trop de difficulté avec ces acrobaties filmiques et capte rapidement l’attention des spectateurs. Progressivement, sans que l’on n’y prête trop d’attention, les spectateurs se retrouvent témoins de ces vies brisées, meurtries, et dont les blessures anciennes ressurgissent soudain à l’âge adulte. Pour servir sa cause, abrupte et difficile à incarner, tant pour les personnages principaux que pour les rôles secondaires, ce film peut compter sur d’excellents acteurs, et sur une bande-son judicieusement élaborée, due à Mike Patton, leader de Faith No More.

Firouz-Elisabeth Pillet