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En marge du film « Carancho »
Entretien : Pablo Trapero

Carancho : le dernier film de Pablo Trapero, navigue entre romance et film noir.

Article mis en ligne le mars 2011
dernière modification le 27 août 2011

par Firouz Elisabeth PILLET

Après Leonara, film présenté en compétition à Cannes en 2008 et qui avait provoqué une avalanche de débats puisqu’il relatait la lutte d’une femme contrainte d’élever son enfant en prison, le cinéaste argentin Pablo Trapero est revenu sur La Croisette en 2010 lors du 63e Festival de Cannes. Pour son dernier film, Carancho, le réalisateur a réuni sur l’écran son épouse, Martina Gusman, et le célèbre acteur argentin Ricardo Darin, qui a joué dans Dans ses yeux, le dernier film de Juan José Campanella qui vient de remporter l’Oscar du meilleur film étranger.

Pablo Trapero prend le parti audacieux de mettre sur grand écran une réalité effroyable de l’Argentine : les accidents de voiture, première cause de mortalité du pays, et en corollaire, le commerce des assurances. Carancho – qui signifie en espagnol rapace – se réfère directement aux assureurs et à leurs manigances sur les lieux mêmes des accidents. Corruption, pègres, commerce inavouable au cœur même des urgences, le tableau semble plutôt obscure mais le cinéaste y insère avec finesse une histoire d’amour improbable entre un carancho, Sosa, et une jeune urgentiste, Lujan Olivera. Pour exposer ce fléau argentin, Trapero opte pour une caméra frontale qui implique les spectateurs, les entraînant dans le rythme effréné d’une course-poursuite pour la vie.
Lors de la présentation de son film dans la section « Un certain regard », Pablo Trapero a dédié son ultime opus à son fils et à sa femme, première source d’inspiration. Rencontre.

Pablo Trapero
© Collection AlloCiné

Comment définiriez-vous votre dernier film ?
Avant tout, mon dernier film est une histoire d’amour, particulière, puisque les protagonistes se rencontrent dans le monde de la nuit mais mon film est aussi un polar noir classique. À l’image des polars des années 40-50, auxquels je souhaite rendre hommage, et dans lesquels le personnage du détective, qu’interprète Ricardo Darin, se construit autour d’un modèle social complexe. Je souhaitais élaborer l’histoire de deux personnes qui tentent de vivre dans un monde instable, dans lequel un acte mineur peut avoir des dommages fatals. Ces personnages sont à un point de rupture de leur vie : Sosa, fatigué, veut s’éloigner d’un monde dans lequel il se sent mal ; Luján, épuisée, tente d’être titularisée, cumulant les gardes en y laissant sa santé. Entre ces deux êtres malmenés par la vie survient l’histoire d’amour viscéral entre un homme et une femme.

Après Leonora, qui abordait le sujet délicat des accouchements en milieu carcéral, Carancho touche à nouveau à un sujet difficile que les autorités ne veulent pas affronter ?
Les accidents de la route représentent la première cause de mortalité en Argentine. Au-delà donc du drame fictionnel, j’ai voulu évoquer un problème de société et lever le voile sur une réalité sociale en pointant du doigt ceux qui s’enrichissent grâce à ces accidents. Je sais que je m’expose à de nouvelles polémiques car de nombreux Argentins préfèrent ignorer ce fléau. Bien sûr, cela reste une fiction puisque l’histoire tourne autour de quelques personnages. Mais le contexte que j’élabore autour de ces personnages devient un portrait social qui peut toucher la sensibilité des spectateurs de manière universelle. Quand j’ai commencé à me documenter, je pensais que ce phénomène était plus local. J’ai réalisé, lors de mes recherches, que ce fléau, appelé en Argentine « chasseurs d’ambulances », ne touche pas que l’Argentine mais d’autres pays, comme les États-Unis. Quand on voit les personnages, les situations, on réalise qu’il y a toute une machine derrière ce phénomène ; il y a les avocats, les informateurs qui renseignent les assureurs.

« Carancho » de Pablo Trapero, avec Martina Gusman et Ricardo Darin

Vous filmez une histoire d’amour forte, passionnelle, entre Sosa et Lujan, interprétée par votre femme ; comment le vivez-vous ?
C’est comme mettre des fantasmes dans la tête de l’autre sans aller jusqu’à les réaliser. C’est la même chose à l’écran. Ce qui importe dans un film, c’est rapprocher les personnages et le public. Pour ce faire, il faut travailler derrière l’écran : le son, l’éclairage, tout se passe de façon technique. D’ailleurs, certains spectateurs seront surpris, voire consternés que Lujan tombe amoureuse de Sosa car ils l’ont vu à l’œuvre. Lujan ne connaît qu’une facette de Sosa, tandis que le spectateur connaît le personnage intégralement. Au milieu du film, elle se rendra compte que Vega est manipulé par cet homme, et à partir de là, il y aura une rupture entre les deux. Sosa est en même temps quelqu’un qui va la protéger, la sortir de ce milieu médical violent et de ses problèmes de drogue. Il la comprend aussi parce qu’elle appartient à cet univers vertigineux, qu’il connaît aussi. Ils partagent cette notion d’urgence. Le propos du film est une histoire d’amour même si le couple évolue dans un contexte de guerre. Les protagonistes doivent affronter des choses difficiles. Quand on peut suivre les deux personnages ensemble, on les aime comme ils s’aiment. Quand ils se retrouvent à l’extérieur, les spectateurs se retrouvent confrontés à cette terrible réalité qui a été un choc pour moi. Tout au long du film, ces deux mondes se côtoient.

Vous appartenez à la nouvelle vague de cinéastes argentins, très appréciés par le public européen …
En effet, c’est ma troisième participation au Festival. J’avais présenté El Bonaerense en 2002 à Un Certain Regard avant d’intégrer la Sélection Officielle six ans plus tard pour Leonora. En 2002, mon confrère Diego Lerman a retenu l’attention de la Cinéfondation qui l’aide à financer Mientras tanto (2006). Quant à Lucrecia Martel, elle est entrée à deux reprises en Compétition : pour La Nina santa en 2004 et pour La mujer sin cabeza en 2008. Je me réjouis du succès des jeunes cinéastes argentins auprès du public en Europe ; je pense que l’art a pour fonction de changer les choses qui tiennent de l’intime comme de la société. La Nouvelle Vague argentine ose aborder des sujets délicats, difficiles, qui suscitent débats et polémiques mais peuvent provoquer d’heureux changement ; Carancho a provoqué de nombreux débats en Argentine, et permis un assouplissement de la loi.

Propos recueillis par Firouz-Elisabeth Pillet