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A propos du film « Un autre homme »
Entretien : Lionel Baier

Quelques questions au cinéaste Lionel Baier, qui a beaucoup fait parlé de lui ces derniers temps.

Article mis en ligne le mars 2009
dernière modification le 25 mars 2009

par Firouz Elisabeth PILLET

Cinéaste romand, enfant terrible de la corporation de réalisateurs suisses, tout juste trentenaire, Lionel Baier a beaucoup fait parlé de lui ces derniers temps. En effet, depuis que le Monsieur Cinéma Suisse a amputé le budget consacré à l’ECAL, c’est une véritable joute oratoire que se livrent les deux hommes. Rencontre.

Prolifique (trois films en quatre ans), Lionel Baier ne craint rien et veut tourner. Et vite. Un autre homme, sa troisième fiction depuis 2004 (Garçon Stupide), a été présenté lors de la dernière édition du Festival de Locarno, suscitant curiosité et surprise auprès des journalistes helvètes. Sorti récemment sur les écrans romands, ce film a été réalisé avec un budget misérable de 350’000 francs. Cette histoire d’un jeune diplômé universitaire qui plagie une revue de cinéma pour écrire ses critiques dans un petit hebdomadaire de la vallée de Joux, lui sert à interroger les aspirations sociales, les jeux de pouvoir et les masques – en l’occurrence ceux de l’imposture.

Votre dernier film, Un autre homme, se veut une mise en abîme d’un univers : celui des journalistes romands ?
Plus que l’univers des visions de presse à Lausanne et de ce microcosme de journalistes, ce qui m’intéressait était la hiérarchie très pyramidale de l’univers de la presse. Tout le monde fait rapidement la différence entre un gratuit, un régional ou un grand national, un quotidien, un hebdomadaire ou un mensuel. Cette distinction se marque aussi à l’interne avec des pigistes, des rédacteurs réguliers, des chefs de rubrique, des rédacteurs en chef. Je souhaitais travailler sur la recherche de promotion sociale du personnage, la rendre immédiatement perceptible. La critique me fascine depuis mon adolescence ; c’était souvent ma seule source d’information comme j’ai grandi à la campagne. Le rôle de la critique est cependant important puisqu’un article peut couler ou porter aux nues un film ; pour un petit réalisateur suisse comme moi, mieux vaut une page négative que rien du tout.

« Un autre homme »

Pour votre protagoniste, quelle a été votre source d’inspiration ? Certains ont cru reconnaître Thierry Jobin, du Temps ?
Je n’ai pas cherché à faire le portrait d’un journaliste romand. Mon héros, François, partage quelques traits communs avec Thierry Jobin qui est en tout cas plus honnête que d’autres, puisqu’il a admis avoir copié dans sa jeunesse. Mais cette idée de la copie est emblématique de l’écrit où elle suscite une crispation, le plagiat étant traqué, alors que dans d’autres domaines (chorégraphie ou réalisation), on cite et on copie à tour de bras, sans jamais livrer ses sources. Tarantino en est un exemple parlant.

Les thèmes abordés ici l’étaient déjà dans votre premier film, Garçon Stupide : mensonge, rivalité, prise de pouvoir, usurpation, imposture ?
Mes personnages ne sont pas satisfaits de la place qu’ils occupent, ils en veulent plus. François est frustré de se retrouver scribouillard pour un petit journal de province. Quand il se rend à Lausanne, il découvre un monde qui le fascine et il en oublie le reste de sa vie, même sa copine. Mes personnages souffrent de « bovarysme » et sont prêts à tout pour sortir de leur état. Là où l’immoral Loïc développait sa propre morale dans Garçon Stupide, l’imposteur Robin va découvrir une forme d’honnêteté intellectuelle. Ce qui les oppose est que Loïc reconnaît ses torts et fait amende honorable, Robin n’exprime aucun regret et n’est même pas puni ! Les deux partagent un sentiment de provincialisme, mais dans leur volonté de s’en affranchir, ils sombrent dans leur propre piège. Quand Robin part réaliser une interview à Paris, il réalise que ce n’est que le centre de la France. L’insatisfaction et la frustration demeurent.

On vous connaît comme critique de cinéma sur les ondes de la RSR ; comment jugez-vous vos films ?
Je suis le spectateur le moins indulgent de mes propres films. Je suis un insatisfait chronique et j’aurais donc plein de choses à dire ! Globalement, Un autre homme a les défauts de ses qualités : il est marqué par mon empressement à faire mes films, ce qui les altère parfois. J’y mets trop de choses, je veux tout y exprimer comme s’il s’agissait du dernier. Cela crée un sentiment de précipitation. Je devrais chercher à simplifier certaines scènes, comme celle où Robin vient rompre avec sa copine sous le regard des enfants de l’école, derrière les fenêtres. Une scène que j’aime beaucoup car elle exprime bien son immaturité.

Votre film dévoile une scène de sexe très métaphorique ; a-t-il été facile de la tourner et de l’exiger de vos acteurs ?
Coincé moi-même par une éducation protestante, j’ai une peur absolue du corps, considéré comme sale. Mais je suis fasciné par le fait de filmer celui des autres. Dans ce genre de scènes une vérité existe, qui se passe de dialogues. L’humiliation de Robin dans la scène où Rosa Rouge lui soupèse les testicules avec des baguettes chinoises illustre littéralement une expression comme « tenir par les couilles ». Le filmer est plus fort que toute réplique, le sexe est toujours meilleur quand il est détourné. Quant à mes acteurs, Robin Harsch et Natacha Koutchoumov, ils ont tout de suite accepté de jouer cette scène. En tant que comédiens, cela ne leur posait aucun problème puisque cela fait partie de leur rôle.

Ces derniers temps, vous avez eu maille à partir avec Nicolas Bideau ; que pensez-vous de sa décision ?
En tant que responsable à l’ECAL, je déplore une telle décision car je constate la qualité des films réalisés par les étudiants. Or, dans l’immédiat, cette décision décourage les étudiants qui sont les cinéastes de demain et méritent d’être encouragés. Nicolas Bideau a de la peine à comprendre qu’un grand film ou un petit film, ce n’est pas une affaire de budget. En ce qui concerne mes réalisations, Un autre homme a été un film très important pour moi. Grâce à lui j’ai appris, évolué, avancé. Officieusement, son refus était motivé par un « manque d’ambitions ». Il aurait voulu que mon budget s’élève à 3 millions d’euros ! Je trouve kafkaïen qu’un fonctionnaire fédéral veuille orienter ma carrière. Malgré ce qu’il pense, je suis un des seuls réalisateurs suisses romands qui s’exporte, avec des ventes dans plus de dix pays pour Un autre homme et 22 pour Garçon Stupide.

Propos recueillis par Firouz-Elisabeth Pillet