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Evocation : “Thèbes à l’ombre de la tombe“ de Jacques Siron
Entretien : Jacques Siron

Le film de Jacques Siron est une magnifique évocation de la région de Gournah, l’ancienne Thèbes. Rencontre avec le réalisateur.

Article mis en ligne le avril 2008
dernière modification le 30 avril 2008

par Rosine SCHAUTZ

Magnifique film-évocation de la région de Gournah, au cœur de la Vallée des Nobles, sur la rive ouest de Louqsor, l’ancienne Thèbes. Dans cet environnement spectaculaire se croisent traditions ancestrales et modernité. La vie quotidienne des villageois se mêle à celle, fébrile, bruyante, parfois vulgaire, des rafales de touristes en quête de visites archéologiques.

En véritable cinéaste qui pense avec ses yeux et ses oreilles, comme dirait Godard, Jacques Siron a réussi de manière très poétique et très juste à restituer cette réalité difractée, que l’on pressent, mais que l’on ne voit pas directement, lorsqu’on se balade dans les tombes ou à travers les ruines millénaires.
Film à découvrir dès le 26 mars dans les salles suisses, et ce d’autant que cette région est aujourd’hui en voie de transformation drastique (les bulldozers ont déjà commencé leur travail de démolition) pour des raisons que l’on dit ‘culturelles’, voire ‘patrimoniales’…

Comment et où est né ce « film » ? Un coup de foudre pour l’Egypte ?
Le film est né… ‘au carrefour’ ! Au sens strict du terme : là où se vendent les billets pour la Vallée des Rois, devant le Ticket Office. C’est là qu’un soir j’ai vécu un moment bouleversant. Au coucher de soleil, tous les touristes doivent partir rejoindre leur hôtel sur l’autre rive. Je pouvais rester car mon petit hôtel était à Thèbes Ouest. Soudain, avec le départ de la masse des touristes, j’ai fortement ressenti la sensation de basculer dans un autre univers. Ce moment très particulier a été un formidable déclic.
J’étais en Égypte avec ma famille : j’aime l’Egypte, la civilisation antique, mais aussi moderne. J’ai toujours beaucoup d’intérêt à voir comment vivent les gens. Mais quel choc de voir la même Égypte rurale que j’avais côtoyée pendant la journée se dévoiler autrement. Le départ des touristes est magique notamment au niveau des sons, comme si une symphonie masquée jusque-là surgissait de la campagne.
Thèbes est un lieu qui dégage une énergie particulière, une force, une vibration mystérieuse – ce n’est certainement pas un hasard que les Pharaons l’aient choisi. C’est cette énergie indescriptible que j’ai voulu évoquer. On ne peut pas la désigner directement.

Sur place, vous avez eu tout de suite cette idée de faire quelque chose de ce matériau ?
À partir de ce moment exceptionnel, j’ai eu envie d’entrer plus loin dans cette Égypte secrète. La rencontre de Christine Gerber, qui habite la région, a rendu le projet possible. Elle a été ma porte d’entrée, avec d’autres de ses amis égyptiens. Sans leur aide, il aurait été impossible de tourner. Car chaque fois que l’on sort la caméra, il faut négocier, comme en Suisse d’ailleurs.

« Thèbes à l’ombre de la tombe »
Photo Pio Corradi

Comment êtes-vous passé du métier de compositeur à celui de cinéaste ? C’est-à-dire comment passe-t-on du son à l’image ?
Cela fait de nombreuses années qu’on travaille sur des projets de films muets accompagnés par de la musique en direct. D’abord, des films muets existants, ceux des années 20-30 (par ex. le Cuirassé Potemkine). Ensuite est venue l’idée d’un film-spectacle sur la ville de Rome qui s’appelle Pane per Tutti et pour lequel nous avons composé de la musique avec le pianiste argovien Christoph Baumann. Ce projet m’a permis de découvrir Pio Corradi, un grand artiste de la caméra, ainsi que le plaisir du montage. C’est à partir de ces expériences et après la réalisation de ce long-métrage muet que j’ai eu envie de réaliser un long-métrage sonore.

Mais au fond, est-ce un film ? Comment définissez-vous Thèbes à l’ombre de la tombe ?
Une évocation poétique et musicale. Évocation parce qu’il n’y a ni mot, ni commentaire, ni explication ; poétique parce que j’ai cherché un ton, une manière de suggérer, des gestes ; musicale parce que c’est la musique qui gouverne la bande-son et qui distille ses émotions.

Pour vous, la langue est « un son de plus » ?
Le film commence par un poème en langue imaginaire. J’ai utilisé le ton du narrateur pour créer une ambiance et pour habituer d’emblée le spectateur au fait qu’il n’aura aucun texte, aucune histoire, aucune intrigue au sens traditionnel du terme, aucune thèse.

Oui, justement, je crois que c’est ce qui impressionne le plus le spectateur : aucune thèse à approuver ou à démonter ! Une sorte d’anti-documentaire…
C’est aussi un documentaire, où rien n’est joué, contrairement à un film de fiction. Il s’agit de donner à voir des images en mouvement de ce qui est. Des images de « la réalité », mot bien délicat à utiliser à propos d’une évocation.
En sous-texte, il y a plusieurs questions et réflexions qui m’ont nourri profondément mais qui ne sont jamais abordées directement dans ce film. Il m’est important de laisser au spectateur de l’espace pour faire un travail, sans le faire à sa place. Je me suis retenu de démontrer. Au spectateur de rebondir, chacun à sa manière, sur le tourisme de masse, la société de consommation, la conservation du patrimoine, la misère, la beauté du monde, la condition humaine.

Que retenez-vous de cette région, des gens rencontrés ? Vous avez le sentiment que vous les voyez mieux maintenant ? Que vous avez « arrêté » quelque chose d’eux ?
Ils m’ont beaucoup appris. Ils m’ont touché par leur art de vivre. A leur contact, j’ai été magnifiquement déplacé dans mes certitudes et mes convictions d’Occidental. Il y a une âpreté, une dureté que l’on perçoit dans les rapports en Orient, qui sont mêlées à une subtile douceur et un sens aigu de l’humour.

Parlez-nous du tournage proprement dit : comment s’est-il déroulé, très concrètement ?
L’essentiel de mon travail de préparation a été de repérer des lieux de tournage. Dans un deuxième séjour s’est joint Pio Corradi. Je lui ai montré les photos des repérages. On a communiqué avec très peu de mots. Je l’amenais dans un lieu, je lui esquissais deux - trois instructions en lui laissant une grande liberté. Il travaille très sérieusement, avec un engagement incroyable. De son initiative, il est parti dans le village, seul, pour filmer ces femmes arabes musulmanes. Pio est grand, calme, avec de beaux cheveux blancs, il met en confiance. Il a beaucoup travaillé comme photographe, notamment dans le portrait. Il tourne avec son imposante stature, avec son élégance distante, sans concession, sans jamais « draguer » les gens, mais avec une grande empathie. Il réussit à filmer à peu près tout ce qu’il veut, à la fois avec un culot incroyable et un immense respect pour les gens.

Et le travail de montage ? C’est pour moi la partie la plus intéressante. Si je regarde longtemps, intensément, les photos extraites du film, seules, sèches, sans mouvement, sans musique, il me manque quelque chose. C’est beau, mais je vois mieux avec le son et le mouvement. Je pense que cela vient, précisément, du montage.
J’ai pris le temps de monter à mon rythme, sur deux ans environ. Un luxe total. Peut-être que je voulais faire une ode au temps oriental ! Pour moi, le temps occidental est névrotique : l’association temps / argent nous morcelle, nous divise, nous éclate. En Orient, on est un peu en contact avec… l’éternité, avec quelque chose qui sait être dans la durée. On regarde le temps s’écouler, avec plaisir. On a le temps d’en jouir.
En ce qui concerne la musique, nous l’avons enregistrée avant le tournage. Avec le Trio Afrogarage, nous l’avons imaginée à partir de lieux et de matières (le marché, la campagne, le Nil, le désert, etc.). Nous avons créé une sorte de mandala musical, mandala de consignes, qui nous a permis à la fois de varier systématiquement et de mélanger des éléments similaires. Nous avons enregistré plusieurs heures de musique. Mais je ne savais pas quelle musique irait avec quelles images : elles n’étaient pas encore tournées !
J’ai tourné sans scénario précis, ce qui se fait rarement aujourd’hui. En ce qui concerne la captation du son, j’ai utilisé le son caméra, secondé par un petit enregistreur discret.
J’ai dû penser le film chez moi à partir des matériaux que nous avons récoltés. Le montage a été un lent travail de tressage du son et de l’image : tantôt le son guidait l’image, tantôt l’image, le son. Face à une séquence d’images, il fallait trouver la musique qui les ferait résonner. J’ai également musicalisé les bruits d’ambiance de manière délibérément non réaliste, par remixage, filtrage, assemblage en fonction de ce que je sentais avec les images. J’ai souvent isolé des sons, puis je les ai superposés : sons d’ambiance et musique, musique de bruits, bruits réels, stylisés, retravaillés, mis en boucle. Le déroulement de la lumière des journées a imposé certains rythmes. J’ai composé des périodes, des phrases. J’ai coupé, resserré les plans, réduit les séquences, taillé dans la musique.
Comme j’étais seul à faire ce travail, je n’ai pas eu besoin d’argumenter avec des spécialistes défendant leur territoire. J’ai négocié avec moi-même. Les retours que j’ai cherchés en montrant diverses étapes de travail m’ont énormément aidés.
Peut-être que encore plus que dans un film « traditionnel », il y a beaucoup de choses qu’on croit voir et qu’on entend, et beaucoup de choses qu’on croit entendre, mais qu’on voit ! J’ai organisé un jeu entre œil et oreille, en jouant sur les harmonies, le phrasé, les rythmes, les durées, les enchaînements et les décalages de phrases sonores et visuelles. On est proche de la pâte d’une langue, de sa ponctuation et de ses respirations.

Et ensuite, j’imagine, tout un travail de synthèse pour que cela tienne ensemble, et que ce ne soit pas qu’une juxtaposition de séquences ?
Effectivement, j’ai dû ôter des séquences qui marchaient bien seules, mais qui ne fonctionnaient pas dans le flot général. Après plusieurs phases de travail, j’ai allongé des plans, j’ai beaucoup coupé d’images superbes, j’ai enlevé des digressions, j’ai supprimé des séquences qui me tenaient à cœur. Dur renoncement que de se mettre au service d’un propos général ! L’axe s’est très lentement imposé, dans un travail qui a consisté autant à faire qu’à défaire.

Propos recueillis par Rosine Schautz