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A propos du film « Trip to Asia »
Entretien : Aline Champion

Membre du Berliner Philharmoniker, la Genevoise Aline Champion a accepté de se prêter au jeu de l’interview.

Article mis en ligne le décembre 2008
dernière modification le 21 janvier 2009

par Firouz Elisabeth PILLET

Le dernier film de Thomas Grube, Trip to Asia, est bien plus qu’un simple documentaire au cœur d’un des plus grands orchestres philharmoniques
du monde, le Berliner Philharmoniker. C’est un film qui entre, avec respect et en toute discrétion, au sein de la tribu, la tribula, au sens étymologique du terme.

Deux leitmotivs parcourent le film, d’une part, la quête de l’harmonie, état éphémère, et d’autre part, la confrontation entre générations, à travers certains nouveaux membres, en période probatoire, qui sont choisis par les anciens musiciens et qui doivent se faire accepter pendant les deux ans que dure cette période.
Suivant la tournée asiatique de la formation à travers six métropoles, le documentaire s’attache à rencontrer les musiciens, pour dévoiler les coulisses de ce microcosme. Parmi eux, une Genevoise engagée comme Premier violon depuis huit ans, Aline Champion. De passage sur la terre de ses origines, Aline Champion se prête au jeu de l’interview dans le salon calfeutré d’un grand hôtel genevois. Rencontre.

Quel est votre parcours et comment avez-vous intégré l’Orchestre Philhar-monique de Berlin ?
Je suis Genevoise et j’ai fait ma maturité à Genève. Je suis à l’Orchestre Philharmonique de Berlin depuis huit ans ; avant, j’étais à Cologne. Pour intégrer l’Orchestre, c’est tout simple ou très compliqué : quand il y a une place de libre, la place est mise au concours et est publiée dans des journaux spécialisés. L’Orchestre reçoit les candidatures. S’il s’agit d’une place de violon, le groupe des violonistes se réunit, examine les dossiers de candidature et un choix est fait parmi les CV. Les candidats retenus sont convoqués à une audition losr de laquelle tous les membres de l’orchestre sont présents et votent. Les anciens musiciens choisissent ainsi les nouveaux venus et ces derniers doivent faire leurs preuves. Pour pouvoir être retenu, il faut obtenir une majorité absolue des voix. Ensuite, pour être admis définitivement, il faut réussir une période probatoire de deux ans. Cette période est vraiment très dure à vivre car il y a beaucoup de pressions de l’extérieur, mais aussi la pression que l’on se met soi-même ; on interprète chaque geste, chaque regard et on peut se rendre ainsi la vie très difficile.

« Trip to Asia » avec Sir Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker

Certains musiciens craquent-ils durant cette période ?
Malheureusement, ceci est déjà arrivé plusieurs fois. La pression sur les musiciens en période probatoire peut être énorme et vraiment très dur. Le nouveau venu est observé à la loupe pendant deux années. Après cette période, le chef d’orchestre et chaque musicien votent. Le système est très démocratique. Pour être définitivement admis, il faut recueillir le 2/3 des voix des membres de l’Orchestre.

Depuis huit ans, en sus des deux ans d’essai, vous êtes Premier violon au sein d’un des orchestres le plus prestigieux du monde ; que vous apporte cette expérience ?
Je suis très fière de faire partie de cet orchestre, j’ai un respect immense pour mes collègues. Selon les termes de Thomas Grube, ils sont tous si talentueux qu’ils pourraient tous être solistes. Il y a beaucoup de grandes personnalités – que j’aime ou non – mais très intéressantes, ceci est très précieux. Ils ont des convictions, des idéaux qu’ils ont envie d’atteindre, et cela me plaît ; c’est la première chose que j’ai envie de mentionner quand je pense à l’Orchestre.
Franchement, je trouve très agréable de faire partie de l’Orchestre Philharmonique de Berlin ! Cependant, je dois préciser que ce n’est pas facile, comme on le voit dans le film. Il y a aussi toutes ces individualités et comme il faut fonctionner en groupe, il y a un équilibre difficile à trouver. Tout en gardant sa propre personnalité, et en disant ce que l’on a besoin de dire, il faut parvenir à fonctionner en groupe. Ce fonctionnement n’est pas typique de cet orchestre, c’est une micro-société. Comme le montre le film de Tomas Grube, Trip to Asia, la vie au sein de l’orchestre est rude, implique énormément de travail avec beaucoup de pression. Ceci implique également beaucoup de travail personnel, pour maintenir son propre niveau. D’un autre côté, c’est très agréable, car c’est une excellente carte de visite et le fait d’appartenir au Berliner Philharmoniker ouvre beaucoup de portes. Je fais aussi de la musique de chambre et enseigne volontiers.

Le film de Thomas Grube montre l’orchestre en tournée en Asie ; comment avez-vous vécu l’intrusion de l’équipe technique et de ses caméras ?
Les quatorze membres de l’équipe de Thomas nous ont suivis lors de la tournée en Asie, en 2005, et c’est vrai que ce n’était pas toujours facile de les accepter car ils étaient là presque nuit et jour. On se levait le matin, ils étaient déjà là au petit-déjeuner ; dans l’avion, ils étaient là, quand on attendait nos valises, aussi. Pour moi, qui suis un peu timide, c’était difficile les premiers jours car ils étaient présents dans des moments où on n’a pas forcément envie d’être filmé, par exemple après des heures de vol et le décalage horaire, ou quand on arrive à 10 heures moins deux, au saut du lit, justement pour les éviter et qu’on aimerait rapidement prendre un café, on n’a pas très envie de les voir. Je faisais de grands détours pour éviter les caméras. Mais après quelques jours, ils se sont intégrés avec tant de tact, d’humanité et de sensibilité qu’on ne les remarquait plus. Je n’étais plus gênée par leur présence. Thomas a d’ailleurs réussi à obtenir des confidences rares pendant les interviews (le réalisateur a effectué 85 interviews, dont 35 figurent dans le documentaire, sur les 126 musiciens de l’Orchestre) ; il les a réalisées avec doigté et a posé des questions intelligentes qui m’ont fait réfléchir, des questions presque philosophiques sur les raisons de mon choix professionnel, sur des choses très humaines et profondes. Thomas a réussi à recueillir des témoignages très intimes, très personnels, durant lesquels les musiciens se sont vraiment dévoilés ; cela m’a permis de découvrir d’autres facettes des collègues que je côtoye.

Cette expérience cinématographique vous a-t-elle amenée à voir vos collègues différemment ?

Aline Champion

Je suis membre de l’Orchestre depuis huit ans, donc je connais bien mes collègues. En travaillant dans le groupe, on est obligé de comprendre le fonctionnement, de s’adapter, de trouver sa place. Je connaissais donc bien les mécanismes intérieurs mais, à travers ces interviews si intimes, j’ai découvert des collègues que je ne percevais pas ainsi, lors de nos discussions quotidiennes. En voyant le film, je me suis dit que je n’aurais jamais pensé que tel ou tel collègue pensait comme cela, qu’il avait vécu cela.

Le film vous suit dans six métropoles asiatiques : Pékin, Hongkong, Taipei, Séoul, Tokyo, Kyoto. Comment s’est déroulée cette tournée ?
Nous n’avions jamais joué à Taipei où nous avons reçu un accueil vraiment exceptionnel. Dans le film, on voit ce concert dans une salle de plusieurs milliers de personnes, avec plus de 30’000 personnes à l’extérieur devant des écrans géants. J’ai vécu cela comme un concert de pop ou de rock, l’accueil était véritablement très impressionnant et très touchant. Le Berliner Philharmoniker est très apprécié en Asie. Je sais qu’au Japon par exemple, les places sont réservées plusieurs mois à l’avance et qu’il est très difficile de se procurer un billet. Il y a une soif de culture immense là-bas. J’insiste sur la qualité de l’équipe de Thomas Grube qui, pendant la tournée et le tournage, s’est comportée d’une manière très discrète. Ils étaient comme intégrés au décor, on les remarquait à peine. Ceci leur a certainement permis d’attraper des images parfois furtives, des moments, des expressions, du fait qu’on les oubliait. En tous les cas, nous n’étions pas mis en scène. Je crois que ceci est une grande qualité du réalisateur et de l’équipe d’avoir su se rendre invisible pour pouvoir capter ces moments privés. Thomas, le réalisateur du film, est très touchant, très ouvert et sensible. Je savais qu’il ne ferait pas un mauvais usage des images ou des témoignages qu’il avait recueillis. Je lui ai accordé ma confiance en sachant qu’il allait traiter ces éléments avec respect. Je pense que Thomas Grube et son équipe ont réussi à recueillir des situations très vraies, emplies d’émotions. L’équipe était tout le temps présente, avant et pendant les concerts, dans les coulisses. On connaissait son travail grâce à son précédent film, Rythm is it ! sur l’Orchestre Philharmonique de Berlin impliqué dans un travail pédagogique avec des adolescents. Sir Simon Rattle lui a fait confiance vu son précédent travail.
Le réalisateur a réussi à nous faire dire des choses très personnelles et très intimes, lors de notre entretien qui a duré deux heures, c’est sa grande force.

Etre au sein d’une telle formation doit vous solliciter tout le temps ; devez-vous mettre en retrait vos problèmes personnels pour donner le meilleur de vous à l’orchestre ?
C’est une question d’organisation, un équilibre à trouver. On est passablement absent ; j’ai compté que nous passions environ trois mois par année en tournée. Quand il y a un concert le soir, c’est un moment où il faut être à 100 % là, donner le meilleur de soi. Une tournée qui dure trois semaines, c’est éprouvant car c’est long ; si on part trois semaines, c’est pour des tournées dans des endroits éloignés, comme les Etats-Unis ou l’Asie. On change d’hôtel tous les jours ou tous les deux jours, et l’on joue presque tous les jours aussi. On n’a pas vraiment le temps de faire du tourisme ni de découvrir le pays. Par exemple, dans le film, on voit que l’on reste deux jours dans une ville où l’on donne deux concerts ; le troisième jour, on partait. Ce sont plutôt des impressions, des sensations que l’on recueille lors de ces tournées.

Dans le film, le fil conducteur est la musique de Richard Strauss ; quels sont les compositeurs ou les musiques que vous aimez jouer ?
J’aime jouer du Bach, c’est ressourçant ; si je ne suis pas tranquille, cela m’apaise. J’ai une pièce que j’adore : les variations de Goldberg, avec Glenn Gould ; quand je ne vais pas très bien, c’est un rituel, et cela marche à chaque fois. Mais vous dire quel est mon compositeur préféré m’est difficile, car cela dépend des jours. Aujourd’hui, je vous répondrai les trois B : Bach, Beethoven, Brahms. Demain, ce sera peut-être Schubert.

Quels sont vos projets ?
Dans le cadre de l’Orchestre, nous partons en tournée très bientôt au Japon et en Corée pour trois semaines. Personnellement, je participe à deux ensembles de musique de chambre à côté du Philharmonique, avec lesquels j’ai plusieurs concerts de prévus aussi. Il faut monter les programmes et les préparer même si avec eux, on ne tourne pas.

Quels conseils pouvez-vous donner aux jeunes violonistes ?
Je crois que, malheureusement, il faut beaucoup travailler, pour que ce soit simple physiquement. Il faut maîtriser le côté technique pour se sentir assez libre pour faire de la musique, il faut vraiment se libérer du poids de l’apprentissage technique. C’est le premier conseil. Ensuite, il est important d’écouter, de s’écouter soi-même car la plupart du temps, on a une image faussée de la façon dont on joue. C’est très difficile d’avoir une image objective de sa manière de jouer, et apprendre à s’écouter l’est encore plus. Si on ne s’écoute pas, on ne sait pas comment s’améliorer. Enfin, savoir écouter les autres, garder toujours une oreille ouverte à tout ce qui se fait pour essayer de se former un idéal. Je dirais qu’il est primordial d’avoir un idéal à atteindre, de savoir ce que l’on cherche. Si on a un idéal et si on se donne les moyens de l’atteindre, ce n’est pas très important de savoir comment.

Parlez-nous de votre violon…
Je ne veux pas en donner la marque, de peur de lui faire courir des risques mais c’est un excellent violon. Pour réaliser ces entretiens à Genève, je suis venue sans lui, et au moment de sortir de l’avion, j’ai eu un instant de panique, ne le trouvant pas en cabine ! Mon violon, c’est comme le prolongement de ma main, il fait partie intégrante de mon corps et me permet de m’exprimer.

Propos recueillis par Firouz-Elisabeth Pillet