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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - novembre 2016

Compte-rendu

Article mis en ligne le 9 novembre 2016
dernière modification le 5 octobre 2016

par Raymond SCHOLER

Coup de projecteur sur la Rétrospective "Geliebt und Verdrängt" proposée par le 69e Festival del Film Locarno.

Sous ce titre plein de contrition se cache la première tentative en terre non germanique de rendre hommage à un cinéma injustement ignoré ou méprisé, celui de la jeune République Fédérale d’Allemagne sous Adenauer. Les années concernées couvrent donc la période 1949 à 1963. Celle où les trois quarts des fonctionnaires étaient d’anciens Nazis. Etait-ce parce que l’industrie cinématographique était suspectée d’héberger des personnages douteux (Veit Harlan, le réalisateur de Jud Süss (1940), continuait à réaliser des films comme si de rien n’était), que la critique allemande elle-même semblait avoir des barèmes plus sévères pour les films autochtones que pour les produits étrangers ? Dans une grande mesure, les films étaient effectivement inoffensifs, faits avant tout pour distraire une population qui ne voulait plus être confrontée à son passé récent. Mais le primat de la distraction est applicable à toute production nationale. Ce qui intéresse les cinéphiles, ce sont les œuvres de qualité et elles sont beaucoup plus nombreuses que communément admis. Un catalogue épais, Zwischen Gestern und Morgen, publié en 1989 (un an avant la fin de la République de Bonn) par le Deutsches Filmmuseum de Francfort, fait pour la première fois le point sur la question. "Les films de l’après-guerre sont plus que du cinéma de digestion, d’illusion et de refoulement : ils révèlent, à l’instar d’un sismographe, les rêves, désirs et peurs du public." L’ouvrage cite quelque 500 films. La rétro de Locarno a montré 45 longs métrages, dont 2 documentaires, et les organisateurs ont eu la bonne idée d’inclure 7 films de la RDA et 2 coproductions avec la Pologne, à des fins de comparaison. Le livre qui accompagne la rétro réunit une trentaine de contributions rédigées pour l’occasion par des historiens de cinéma et a le grand désavantage de n’être accessible qu’en allemand ou en anglais. Les Français continueront donc de penser que R. W. Fassbinder est le Messie qui a remis le cinéma allemand sur les rails.

La Crème de la Crème de la Rétro
Il est inutile de revenir sur Fritz Lang qui est rentré en Allemagne en 1956 pour réaliser ses trois derniers films, car même la critique française les porte aux nues, notamment le diptyque indien Der Tiger von Eschnapur et Das Indische Grabmal, véritable distillat de l’essence même du mélo exotique. De même, certains films que Robert Siodmak a réalisés après son retour en Allemagne sont devenus des classiques, comme Nachts, wenn der Teufel kam (1957).
L’Ukrainien Viktor Tourjansky, qui fit ses débuts dans la Russie tsariste en 1914 et roula sa bosse cinématographique dans l’Europe entière après la Révolution d’Octobre, se fixa de 1938 à 1958 en Allemagne, traversant le nazisme sans trop de soucis.

Hans Albers dans « Vom Teufel gejagt »

De 1950 date un petit chef-d’oeuvre, Vom Teufel gejagt, qui s’avère une variation curieuse de Dr.Jekyll & Mr. Hyde. L’élixir que développe le Dr Blank (Hans Albers) pour guérir les malades mentaux transforme ceux-ci en robots prêts à exécuter n’importe quelle commande et quand ils sortent de cet état second, ils ne se rappellent strictement rien. Blank en profite pour instrumentaliser un de ses patients à voler l’argent de la compagnie dont il est le trésorier. Malheureusement, cet employé modèle a pu donner à la police les numéros de tous les billets manquants, le bon docteur ne peut guère les utiliser pour payer ses travaux de recherche. Il est donc obligé d’utiliser un second cobaye, cambrioleur professionnel, pour voler les bijoux d’une riche patiente que le docteur monnaiera lui-même après s’être administré l’élixir : ainsi, il ne se souviendra pas de son méfait. Toute ressemblance avec ce qui s’est déroulé sous le Troisième Reich, notamment l’état second et l’amnésie de la population, est bien sûr fortuite.

« Hunde wollt Ihr ewig leben »

Hunde, wollt ihr ewig leben (1959) de Frank Wisbar est la matrice de tous les récits tournant autour de la bataille de Stalingrad. Tous les thèmes voire clichés (officiers rigides et poltrons, sergents dévoués et courageux, soldates russes prises de pitié - voire plus - pour des Allemands épuisés) qu’on retrouvera dans des œuvres plus tardives (p.ex. Stalingrad (1993) de Joseph Vilsmaier) sont au rendez-vous, mais encore tout frais. Wisbar était aussi un cinéaste qui avait dû émigrer aux Etats-Unis en 1938, parce que son épouse était juive.

Dans la même génération, nous trouvons aussi l’Autrichien Walter Reisch, scénariste prolifique (dès 1921) mais réalisateur rare (5 films en 40 ans), qui dut retourner dans sa patrie en 1933 à cause de ses antécédents juifs, avant de partir trois ans plus tard pour les Etats-Unis. De 1954 à 1957, il séjourna en Allemagne et y réalisa deux films en deux ans, dont Der Cornet - Die Weise von Liebe und Tod (1955). Adaptation d’un conte d’amour (juvénile) et de mort (précoce), écrit en une nuit par Rainer Maria Rilke, le film est à classer parmi les tentatives de rendre sur pellicule les couleurs précieuses des miniatures, même si la stylisation n’est de loin pas aussi poussée que dans Perceval le Gallois (Eric Rohmer, 1978). Les dialogues ont une raideur littéraire qui produit un effet de distanciation, totalement cohérent avec la réception d’un récit situé pendant la guerre contre les Turcs (1663).

Claus Clausen, Benno Sterzenbach et Piet Clausen dans « Der Cornet - Die Weise von Liebe und Tod »

Le Bulgare Slatan Dudow se distingua en 1932 par son film de propagande prolétaire Kuhle Wampe oder : Wem gehört die Welt ? sur les conditions de vie des ouvriers à la suite de la crise économique mondiale, film qui fut interdit par les Nazis dès leur arrivée au pouvoir. Dudow émigra en France, puis en Suisse. En 1948, il rejoignit l’est de l’Allemagne et devint un des plus importants réalisateurs des débuts de la RDA. Son chef-d’œuvre est Der Hauptmann von Köln (1956), une satire jouissive sur la situation sociétale d’après-guerre en République fédérale. Un serveur au chômage profite d’un quiproquo pour assumer l’identité d’un capitaine de la Wehrmacht et profiter ainsi des privilèges attenant à la fonction, notamment des offres d’emploi et de poste de député à Bonn. Au parlement, il réussira à faire voter une amnistie pour les criminels de guerre. Sans se douter que la personne dont il a usurpé l’identité est effectivement recherchée pour crimes de guerre et vit sous une autre identité comme locataire auprès de sa "veuve" qu’il s’apprête à re-épouser sous son nouveau nom. Lorsque la tricherie est découverte, le seul des deux usurpateurs qui est condamné est bien sûr le garçon de café.

Martin Held et Hardy Krüger dans « Banktresor 713 »

Werner Klingler, qui exerça son métier sans interruption de 1934 à 1968, livra avec Banktresor 713 (1957) l’équivalent allemand de Du rififi chez les hommes (Jules Dassin, 1954), mais sans le situer dans le milieu de la pègre. Ici, deux frères qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, décident de profiter d’un weekend prolongé pour creuser un tunnel aboutissant dans la cave jouxtant la salle des coffres-forts d’une banque. Martin Held et Hardy Krüger ne sont pas des truands, mais des ouvriers, ce qui accentue l’intérêt que le spectateur porte à leurs efforts et donne un goût plus amer à leur réussite qui sera aussi, par un hasard de circonstances, un échec.

Eva Kotthaus dans « Himmel ohne Sterne »

Helmut Käutner est peut-être le plus grand des cinéastes de la rétro. Il est représenté par 3 films très différents. D’abord, deux films noirs de noir. Himmel ohne Sterne (1955) détaille les vicissitudes auxquelles étaient exposées les familles vivant des deux côtés de la frontière entre l’Est et l’Ouest. Une jeune mère passe régulièrement clandestinement à l’Ouest en évitant de justesse les balles des VoPos. Elle vient voir son fils qui est élevé par les parents du père mort à la guerre. Quant à elle, elle doit s’occuper d’aïeuls qui rechignent à fuir à l’Ouest. Une lueur d’espoir naît lorsqu’elle fait la connaissance d’un policier RFA au grand cœur. Schwarzer Kies (1961) éclaire les dessous du miracle économique, lorsque les forces d’occupation permettent de faire fleurir la prostitution et des trafics illicites de tous acabits, en l’occurrence celui de chargements de gravier volés et vendus au noir pour poser des tarmacs. Un business stressant qui génère son lot d’accidents et de frustrations. Dans Die Rote (1962), Ruth Leuwerik, qui durant de nombreuses années incarna la femme irréprochable de la société allemande, joue une secrétaire brisée, qui vit avec deux hommes et se fait séduire par un troisième lors d’une échappée à Venise, une femme moderne quoi.

Manja Behrens, Hans Mahnke et Wolfgang Reichmann dans « Kirmes »

Wolfgang Staudte est le numéro deux parmi ces cinéastes, connu partout pour Die Mörder sind unter uns (1946), le premier film de l’après-guerre à constater que les criminels de guerre continuent de vivre parmi nous. Kirmes (1960) montre que 15 ans après la guerre, rien n’a changé. Celui qui était Ortsgruppenleiter de la NSDAP est maintenant le maire du village. Lorsqu’on déterre à l’occasion d’un chantier un squelette, enterré avec un casque et un pistolet mitrailleur de la Wehrmacht, les parents du mort savent tout de suite qu’il s’agit de leur fils, puisqu’ils l’avaient eux-mêmes enfoui en 1944 dans un cratère de bombe à cet endroit. Robert avait en effet déserté et cherché refuge dans la maison parentale, mais tout le monde était terrorisé à l’idée de l’aider, et de guerre las, il s’était suicidé. Même maintenant tous ont hâte d’oublier et on ne changera pas l’inscription sur le monument aux morts qui mentionne Robert comme simplement disparu.

Hermann Schomberg et Ruth Niehaus dans « Rosen blühen auf dem Heidegrab »

Hans H. König prouve avec Rosen blühen auf dem Heidegrab (1952) que le genre du Heimatfilm (mélo pastoral) a produit aussi des films forts. Tourné dans un noir blanc expressionniste, il relate l’histoire d’une obsession qui manque de devenir fatale, celle d’un riche paysan noceur et lubrique pour Dorothée, une blonde ingénue. Lorsque celle-ci tombe amoureuse d’un ami d’enfance, le richard, dévoré de jalousie, la viole, non loin d’une tombe couverte de roses, érigée en pleine zone marécageuse. Ce monument rappelle le destin tragique de Wilhelmina, violée pendant la Guerre de Trente Ans par un officier suédois qu’elle entraîna par la suite dans le marais où ils furent engloutis. Dorothée n’est pas une descendante de Wilhelmina pour rien ! Des images fortes pour des passions exacerbées : tout le contraire d’une bluette.
Au mois prochain
Raymond Scholer