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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mars 2020

Compte-rendu

Article mis en ligne le 1er mars 2020
dernière modification le 2 avril 2020

par Raymond SCHOLER

Où il est question de “série et cinéphilie“, des “DVD à rattraper“, du cinéaste américain S. Craig Zahler, et du programme de la Cinémathèque en mars.

Série et cinéphilie
J’ai passé le mois de janvier à visionner le film le plus long de ma vie et il n’est pas de Lav Diaz. Les quelque 73 heures du mythique Game of Thrones tournées par un consortium de 19 metteurs en scène et aérées (selon l’euphémisme anglo-saxon) entre 2011 et 2019, représentent ma première série TV à trame narrative continue. C’est aussi pour moi un des plus forts moments de cinéma de l’année écoulée et j’aurais dû le mettre dans le palmarès publié en février. Mon côté puriste m’en a empêché : une œuvre collective vouée à être diffusée hors salles et construite par des contributions nombreuses réparties sur une décennie, est-ce encore du cinéma ? Force est de répondre par l’affirmative.

« Game of Thrones »

Argument 1 : Il y a un créateur. Rappelons que l’histoire de base raconte la lutte dynastique pour une suprématie politique dans un Moyen-Âge imaginaire, où la seule arme de destruction massive (les dragons cracheurs de feu) est l’apanage d’un seul et même lignage. Ce récit-fleuve en plusieurs volumes – Le trône de fer - est dû à l’imagination d’une seule personne, l’écrivain George R.R. Martin, qui (à défaut des metteurs en scènes qui se relaient, ensemble avec leurs chefs opérateurs attitrés, comme des fonctionnaires ultra-compétents) doit être considéré comme l’instance créatrice première, à l’instar des grands cinéastes-auteurs, quand bien même les apports de la décoratrice Deborah Riley, de la costumière Michele Clapton et ceux des magiciens des effets déterminent le look d’enfer de l’œuvre filmée. Argument 2 : Les acteurs, tous habités, évoluent en même temps que leurs personnages. Argument 3 : HBO, la société productrice, ne s’est guère embarrassée des habituelles entraves sournoises à la liberté d’expression chères aux fanatiques de la bible belt : si le script exige qu’un personnage soit forcé par un chef religieux à une marche humiliante de pénitente au milieu d’une plèbe haineuse, l’actrice s’exécute. Bref : cette série allie largesse de superproduction et indépendance d’esprit qui, dans le cinéma traditionnel, s’excluent d’ordinaire mutuellement. À consommer donc sans modération !

DVD à rattraper
Mais il y a d’autres films que j’aurais pu citer le mois passé, surtout parce que je ne les ai pas rencontrés dans les listes d’autrui. Je ne veux donc pas parler de Les Misérables (Ladj Ly), Les Eternels (Jia Zhang-ke) ou Sorry, We Missed You (Ken Loach), qu’on retrouve un peu partout, mais plutôt de films occultés, comme, p.ex., Arctic (Joe Penna, Islande).

Mads Mikkelsen dans « Artic »

Mads Mikkelsen y incarne un explorateur dont l’avion personnel s’est écrasé dans les immensités gelées de la toundra et qui doit s’en sortir par ses propres moyens. La banquise toute proche lui a permis de pratiquer un trou dans la glace pour y installer sa canne à pêche : il garde les poissons récoltés précieusement dans un congélateur et, chaque jour, il en extrait un pour s’en faire un sushi. Il mange et dort dans la carcasse de l’avion. Chaque jour, il met une croix sur un bout de papier : le décompte, confirmé par la longueur de sa barbe, indique que l’accident est survenu deux mois plus tôt. À un moment donné, il découvre une grande empreinte dans la neige, puis voit, très au loin, l’ours polaire qui l’a laissée. Penna, un Brésilien vidéaste et musicien, qui avait créé le buzz sur Youtube, se restreint ici à une austérité descriptive qui fait merveille : on peut se sentir dans la peau de Mikkelsen qui n’en fait jamais trop. Ses attaques de désespoir nous taraudent. Sans doute pour amadouer le spectateur, anxieux de l’ennui à venir, Penna fait intervenir un hélicoptère qui s’avarie tout près. Une seule survivante, l’actrice islandaise Maria Thelma Smáradôttir : elle est dans les pommes et sérieusement blessée. Mikkelsen agrafe sa blessure, mais elle reste pendant tout le film dans un état de semi-conscience muette : jamais elle ne devient sa compagne, uniquement sa responsabilité. La survie n’est pas une partie de plaisir. Le blu-ray est théoriquement en vente chez Michael Frei au Karloff à Lausanne jusqu’au 15 mars.

« Annihilation » de Alex Garland

Annihilation d’Alex Garland confirme que l’espoir que certains avait mis dans ce cinéaste après son début, Ex Machina (2014), était pleinement justifié. La façon magistrale avec laquelle il construit petit à petit une sensation de malaise devant l’entité mystérieuse qui occupe depuis 3 ans une forêt en Floride, comble d’aise notre appétit de science-fiction. Personne ne semble relever que les membres de l’expédition envoyée pour explorer cette présence énigmatique n’est constituée que de femmes. Sans doute pourront-elles mieux se mettre au diapason des souffrances de Mère Terre. Il va sans dire qu’elles seront quand même équipées de l’artillerie qu’il faut et qu’elles savent s’en servir. Car, des hommes ont déjà été envoyés en reconnaissance et un seul en est revenu, hébété, sa réponse à toute question se résumant à « je ne sais pas ». Il semble que des ondes de couleur montent doucement le long des arbres et que la zone occupée par le phénomène s’approche de plus en plus de zones habitées. À mesure que la troupe s’enfonce dans la verdure, des créatures mutantes composites apparaissent, des signes que l’évolution est en roue libre et que l’ADN a fait des galipettes.

« La fameuse invasion des ours en Sicile »
© Pathé films

Côté animation, on ne saurait trop vous conseiller La Fameuse invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti. Basé sur le livre éponyme de Dino Buzzati, la fable raconte comment une troupe d’ours a déposé un tyran sicilien, avant d’être à son tour corrompue par le pouvoir. L’utilisation idiosyncratique des couleurs et des compositions est très, très éloignée des paysages disneyesques ou pixariens. Un festin pour les yeux et le moral.

Mais il n’y a pas que les bons films qui se trouvent sur les listes de fin d’année. Il y a également des films très surévalués et la baudruche toutes catégories de 2019 est sans conteste Atlantique de la Franco-sénégalaise Mati Diop (sorte d’élégie mi-fantastique, mais très basique sur les Africains qui bravent les flots dudit océan pour rejoindre l’Europe) dont le succès critique ne peut s’expliquer que par la très mauvaise conscience des spectateurs ou par la filiation de la cinéaste avec Djibril Diop Mambéty, son oncle, connu pour son adaptation de Dürrenmatt : Hyènes (1992, d’après Der Besuch der alten Dame).

S. Craig Zahler
Voilà peut-être le cinéaste le plus neuf et stimulant que j’aie découvert l’année passée. Un cinéaste américain (il est aussi romancier, chef opérateur, compositeur, et batteur dans un groupe heavy metal, Realmbuilder) qui n’a fait pour l’instant que 3 films, lesquels n’ont pas eu droit à une sortie, même sur les écrans parisiens. Son premier, Bone Tomahawk (2015) a reçu le Grand Prix au festival du film fantastique de Gérardmer. Son dernier, Dragged across Concrete / Traîné sur le bitume , a eu le Prix sang neuf au festival du film policier de Beaune en 2019.

Vince Vaughn dans « Section 99 »

Mon préféré est le second, Brawl in Cellblock 99 / Section 99 (2017). Un sens du dialogue réaliste, « où le silence entre les répliques fait naître un humour distordu, distancié, qui fait brillamment coïncider cynisme et dérision » (Pierre Murat, Télérama). Les scènes où l’on cause ne font pas progresser l’intrigue, comme chez Tarantino, mais renseignent sur le monde dans lequel évoluent les personnages. Une grande indulgence pour les fatigués et les écœurés, une aversion énorme pour les salauds. Ce qui donne lieu à des scènes sanglantes où ceux-ci doivent payer. Mais toute la violence, à la fois stylisée et crue, est létale et brève, comme dans un film japonais. Dans Bone Tomahawk , des Indiens troglodytes et cannibales (la tribu n’est pas spécifiée) enlèvent des villageois qu’ils emmènent dans les cavernes où ils vivent reclus. Le shérif Kurt Russell forme une troupe de tireurs d’élite pour retrouver les kidnappés.

Dans Section 99 , un ex-boxeur (Vince Vaughn n’a jamais été aussi puissant) perd son emploi de mécanicien et se résigne à convoyer de la drogue pour un vieux copain. Sa situation semble s’améliorer jusqu’au jour où, à la suite d’une bataille rangée entre flics et mafieux, il se retrouve en prison. Ses ennemis, en gardant sa femme en otage, l’obligent à y commettre pour leur compte des actes criminels. Une situation inextricable, attisée par la rage, transforme les poings et pieds de Vince Vaughn en armes létales pour faire le ménage dans cet enfer.

Mel Gibson et Udo Kier dans « Dragged Across Concrete »

Traîné sur le bitume réunit le duo Vince Vaughan et Mel Gibson (le premier était le comédien du second sur Hacksaw Ridge en 2016), jouant ici deux détectives aux méthodes un peu trop musclées qui se font promptement mettre à pied à la suite d’une vidéo compromettante. Sans ressources financières, ils décident de basculer carrément dans la criminalité et découvrent vite qu’ils sont dépassés. Moins engageant que les deux premiers, le film aligne suffisamment de caractéristiques d’un vrai auteur. Pourvu que la carrière de Zahler soit encore longue et fructueuse.

Mars à la Cinémathèque
Du 4 au 8 mars, la troisième édition des Rencontres 7e Art Lausanne se déroule sous le thème « All you need is love », passant des classiques immortels (Casablanca, Jules et Jim) aux chefs-d’œuvre modernes (The Bridges of Madison County, Blue Velvet) en présence d’invités de prestige, comme Luca Guadagnino, Isabella Rossellini, Roland Joffé Patrice Leconte et Cédric Klapisch.

Abbas Kiarostami en 2013

Deux rétros importantes sur mars et avril : Abbas Kiarostami [on aura entre autres l’occasion de découvrir les tout premiers films de l’Iranien, réalisés avant la révolution islamique de 1979 : Experience (1973), Le Passager (1974) et Le Costume de mariage (1976)] et William Friedkin.

Jason Robards et Norman Wisdom dans « The Night They Raided Minsky’s »

Treize longs métrages de cinéma qui méritent le détour si vous ne les connaissez pas encore, le moins connu étant certainement The Night They Raided Minsky’s (1968), où la jeune et innocente Amish Britt Ekland monte à New York pour faire partie d’une troupe de spectacles religieux, mais finit par jouer dans un cabaret burlesque. Lisez donc le programme et planifiez votre agenda.

Raymond Scholer