Arts-Scènes
Slogan du site

Cinéma Danse Expositions Musique Opéra Spectacles Théâtre

Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mars 2015

Bilan de 2014

Article mis en ligne le 8 mars 2015
dernière modification le 23 février 2015

par Raymond SCHOLER

Au moment où je m’apprête à faire le bilan de mes 530 films de 2014, tous festivals, salles d’ici et d’ailleurs et home cinema confondus, trois déficients mentaux, fascistes et coincés, obnubilés par une foi dévoyée,viennent d’affirmer leur pitoyable droit à l’existence (médiatique) en ôtant celle de 17 innocents. S’ils avaient occupé les vides de leurs journées avec des films au lieu de mémoriser (car ils étaient trop incultes pour lire) un diktat pseudo-religieux, tout le monde serait peut-être encore en vie.

S’il fallait choisir le meilleur film de l’année supérieur à tous les autres, j’opterais pour
1. Mr.Turner de Mike Leigh, qui, tout en étant le contraire d’un biopic (qui coche docilement, quoique subjectivement, les étapes significatives dans la vie de son sujet), arrive à recréer ex nihilo, simplement par la magie du cinéma, l’essence même de cette vie, avec tout ce que cela implique de sensations complexes pour l’œil et l’oreille. Avec l’alchimie que Leigh et son interprète Timothy Spall ont fait surgir sur l’écran, on se croit transporté dans le 19e siècle, quand les gens ne parlaient pas la pauvre langue martyrisée qu’est l’anglais actuel, mais un idiome d’une richesse insoupçonnée. Oubliez les deux biopics sur Yves Saint Laurent, qui de Jalil Lespert, qui de Bertrand Bonello, et dégustez le chef-d’œuvre de Leigh sur Blu-ray (l’image somptueuse l’exige !), si vous l’avez manqué en salle.

Timothy Spall dans « Mr. Turner »

Passons en revue la suite (par ordre alphabétique) :
2. Fury de David Ayer, qui nous enferme dans un char américain, pendant les derniers mois de la Deuxième Guerre mondiale, dans l’Allemagne du Volkssturm et des enfants soldats. Le film n’a guère suscité d’émoi dans une critique romande endormie comme à l’accoutumée. Pourtant, le film de guerre en tant que genre ne sera plus le même après Fury. L’équipage du char se connaît par cœur : il a survécu à tant de combats qu’il peut réagir comme une entité organique au quart de tour et se rattraper en un rien de temps, même après un coup dur comme la mort violente d’un membre. Mais la guerre transforme les combattants en barbares, comme le montre la scène où Brad Pitt abat sauvagement un prisonnier pour donner une leçon de savoir-faire à la nouvelle recrue. Et lorsque ces hommes s’invitent dans une maison habitée par une mère et sa fille, on est pendant un quart d’heure sur le fil du rasoir. La tension ne se relâche pas dans cette scène qui pourrait déboucher sur le viol le plus sauvage et où tout se joue dans une joute de sous-entendus entre le chef (Brad Pitt) et ses hommes, entre l’envie d’un retour momentané à la civilisation et l’assouvissement de besoins refoulés depuis belle lurette. Lorsque l’équipage, isolé dans un char immobilisé, décide d’en découdre dans un ultime sursaut guerrier avec une compagnie de SS, ce n’est pas par esprit de sacrifice ou d’héroïsme déplacé, mais parce qu’ils savent que dans la société civile, il n’y a plus de place pour eux : c’est bien d’un suicide collectif qu’il s’agit.

Shia LaBeouf, Logan Lerman, Brad Pitt, Michael Pena, Jon Bernthal dans « Fury »

3. The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson brille par la profusion des idées comiques et la mise en scène d’une Zentraleuropa touchante de pacotille, avec des manières bien sûr disparues, mais toujours profondément regrettées.

Raph Fiennes et Tony Revolori dans « The Grand Budapest Hotel »
© 20th Century Fox

4. The Hobbit : the Battle of the five Armies où Peter Jackson retrouve une verve qui lui a fait défaut depuis le dernier volet du Lord of the Rings : The Return of the King (2003). Quand bien même le film se compose presque exclusivement de scènes de combats, duels ou batailles rangées, il n’y a rien à dégraisser. Tout s’agence avec un sentiment d’urgence, comme si l’avenir du monde en dépendait. La séquence de la mort du dragon constitue un sommet de la magie numérique qui vaut à lui seul le déplacement. Mais l’émotion véritable ne naît, comme toujours, qu’à la fin de l’aventure, lorsque des personnages appréciés sont blessés à mort ou que les compagnons se séparent pour longtemps, car chez Tolkien, on jongle avec des siècles à la place d’années. Grand amateur de cinéma populaire hors normes, j’aurais tout aussi bien pu mettre à cette place Godzilla de Gareth Edwards, qui ne se gêne pas de considérer l’humanité entière comme portion congrue et impuissante à contrer le cours des choses qui secouent la planète. Godzilla, dont la naissance se perd dans la nuit des temps, semble être l’émissaire de la Terre mère Gaïa pour liquider les monstres qui l’incommodent, en l’occurrence deux MUTO ("massive unidentified terrestrial organism" : la femelle gravide est deux fois plus grosse que le mâle, qui, lui, est capable de voler !) de la taille d’un gratte-ciel qui se nourrissent de radiations nucléaires ! Tous les films précédents de notre saurien favori peuvent tranquillement aller se coucher. La démesure règne en maître et le vertige philosophique (pas pseudo-philosophique comme chez Terrence Malick) est de rigueur.

Richard Armitage dans « The Hobbit : the Battle of the five Armies »

5. Interstellar de Christopher Nolan ose imbriquer de façon sérieuse des notions avancées de physique comme trou noir, trou de ver, effet relativiste ou univers parallèle dans un scénario de science-fiction à ressorts écologiques (rien de moins que la fin de l’humanité par l’ensablement et la famine et l’obligation concomitante de trouver parmi les étoiles un nouvel espace vital) magnifié par des images impressionnantes qui rappellent le vertige dans lequel nous avait précipités jadis 2001, A Space Odyssey de Stanley Kubrick (1968). Le seul bémol est le résultat de la plongée du héros dans le trou noir : comment peut-il se retrouver dans le passé et, qui plus est, derrière la bibliothèque de sa fille, à laquelle il donne alors les messages en morse que celle-ci avait cru reconnaître au début du film ? Obnubilé par les retrouvailles qu’il fallait organiser, pour satisfaire les âmes sensibles, entre l’astronaute parti depuis des décennies et sa fille restée sur Terre, les scénaristes ont lancé le bouchon un peu trop loin. Il est pourtant temps que la science fiction se déleste de la sempiternelle succession de superhéros et donne lieu à de vraies interrogations philosophiques. L’année passée, Ender’s Game de Gavin Hood et Gravity d’Alfonso Cuaron avaient montré le chemin. Il est à souhaiter que le film de Nolan rencontre le public afin que SF et infantilisme cessent d’être synonymes.

Jessica Chastain dans « Interstellar »

6. Kreuzweg de Dietrich Brüggemann (voir CINE DIE du numéro d’avril 2014).
7. Leviathan de Andréi Zvyaguintsev. Ce film, curieusement produit sous l’égide du Ministère de la Culture de Russie, livre le portrait le plus acerbe (qui nous soit parvenu à ce jour) de la mafia politique du pays, en collusion avec le clergé orthodoxe pour la mise en coupe réglée de la société. Il évoque, chemin faisant, les réalités de la Nouvelle Russie avec un souci documentaire d’autant plus admirable que la métaphore affleure constamment. De film en film, Zviaguintsev s’affirme comme un des plus grands cinéastes mondiaux.
8. Plemya / La Tribu de Miroslav Slaboshpytskiy, un premier long métrage proprement hallucinant (voir CINE DIE du numéro d’octobre 2014).
9. P’tit Quin-Quin de Bruno Dumont (voir CINE DIE du numéro de juillet-août 2014).
10. Twelve Years a Slave de Steve McQueen d’après l’autobiographie de Solomon Northup (1853) : à l’heure des cérémonies de mémoire sur la libération d’Auschwitz, on peut tirer des parallèles avec ce qu’ont subi des esclaves noirs livrés à l’abitraire de leurs maîtres planteurs. Lorsque la favorite du planteur Epps est obligée de quémander du savon dans un domaine voisin pour pouvoir se laver, chose pour laquelle elle sera cruellement punie, ou que Solomon, pour communiquer sa détresse d’homme libre fait esclave, est obligé d’improviser instrument scripteur et encre avec bâtonnet et jus de baies pour rédiger le message, on se souvient des récits des Juifs des camps.

Chiwetel Ejiofor et Michael Fassbender dans « Twelve Years a Slave »

Ces titres-là seraient talonnés par :
11. Boyhood de Richard Linklater (voir CINE DIE du numéro davril 2014)
12. Calvary de John Michael McDonagh (voir CINE DIE du numéro de mai 2014)
13. The Homesman de Tommy Lee Jones : un western original qui aborde un sujet guère évoqué jusqu’à maintenant : la folie à laquelle sont sujettes les épouses de pionniers qui n’arrivent pas à gérer les privations d’une existence pauvre et rude. Imaginez perdre trois enfants de suite à une épidémie et vous comprendrez. Alors, que faire de telles âmes en détresse ? Une cultivatrice, cultivée et célibataire à force de décider à la place et pour les hommes, est prête à convoyer trois de ces femmes depuis le Nebraska vers une institution en Iowa, mais la route est longue et semée d’embûches. Elle engage un homme rustre et asocial comme garde du corps, dont le seul souci est le salaire qu’elle lui promet.

Hilary Swank, Tommy Lee Jones dans « The Homesman »
© Dawn Jones

14. Maps to the stars de David Cronenberg, une charge sans concessions contre l’idolâtrie de la célébrité et les mesquineries systémiques du microcosme hollywoodien. Le personnage incarné par Julianne Moore, voyant sa carrière chanceler, pousse des cris de rage magnifique ; le jeune ado pourri qui est star à 13 ans et voue une haine tenace à un gamin qui risque de lui voler la vedette, fait froid dans le dos ; et tout ce beau monde se shoote ou est en cure de désintox : c’est peut-être un tantinet exagéré ou simpliste, mais les acteurs en font un spectacle mesmérisant.
15. Le vent se lève de Hayao Miyazaki, qui signe là son film testament, dans lequel il est évidemment question d’avions. En fait, le film raconte les vicissitudes de la vie privée (d’un romantisme échevelé, mais inventées) et professionnelle (d’une élégance folle, et vraies) de Jiro Horikoshi, l’inventeur du plus maniable avion de chasse de la Deuxième guerre mondiale, le Mitsubishi A6M Zero, connu pour l’attaque de Pearl Harbour et les opérations kamikaze. Point d’orgue : le cataclysme de 1923 avec Tokyo en flammes. C’est accessoirement le meilleur film d’animation de l’année.

« Le vent se lève » de Hayao Miyazaki

Le meilleur film documentaire fut National Gallery de Frederick Wiseman.

Quant au cinéma suisse, c’est encore une fois les Alémaniques qui remportent ma voix avec Der Goalie bin Ig de Sabine Boss.

Au mois prochain

Raymond Scholer