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Cine Die - mars 2013

Pordenone 2012 (suite et fin)

Article mis en ligne le 1er mars 2013
dernière modification le 24 février 2013

par Raymond SCHOLER

Deux découvertes anglaises : Walter Summers, Horace M. Haynes
Walter Summers, disparu depuis quarante ans, avait tout juste 18 ans au début de la Première Guerre mondiale. Assistant de George Loane Tucker à la London Film Company depuis une année, Summers s’enrôla dans l’armée en 1914 et en sortit en 1918 avec le grade de capitaine et la Military Cross, la troisième plus haute décoration militaire. Marqué à vie par ce qu’il avait vécu, il est réputé pour ses reconstitutions extraordinaires des grandes batailles : Ypres (1925) et Mons (1926). Après sa démobilisation, il travailla brièvement pour Hepworth, avant de se faire engager comme scénariste par le producteur prolifique G.B.Samuelson.

« A Couple of Down-and-Outs » de Walter Summers

En 1923, Samuelson lui confia la réalisation de A Couple of Down-and-Outs . Un soldat au chômage reconnaît parmi les bêtes promises à l’équarrisseur belge son ancien cheval d’artillerie. Comme il est sans le sou, il le vole purement et simplement, galopant à travers les rues peu peuplées du East End de Londres, la police aux trousses, jusqu’à ce qu’il tombe sur une ferme gérée par une jeune femme compréhensive qui cache l’animal dans l’écurie. Le père de la demoiselle, un agent de police, est également un ancien soldat et il feint de ne rien voir. Le danger passé, l’homme et sa bête partent loin de la ville. Les trois humains et le cheval sont presque les seuls personnages de ce récit, d’une simplicité confondante, porté par l’immense tristesse que l’inscription du récent mémorial dédié aux animaux de guerre à Park Lane résume si bien : « Ils n’avaient pas le choix. » On estime en effet à 8 millions le nombre de chevaux morts des deux côtés pendant la Première Guerre. Quand Spielberg aborde le même sujet dans War Horse (2011), il évoque nostalgiquement les sentiments d’une époque révolue, chez Summers, les souvenirs sont encore tout frais. Dans The Unwanted (1924), Summers force un peu sur les coïncidences. Un colonel anglais (incarné bien sûr par C. Aubrey Smith) et son épouse enceinte se séparent. Lors d’une excursion dans les Alpes suisses, il a une brève liaison avec une Américaine. Vingt ans plus tard, les fruits de ses amours, le légitime et le bâtard, ignorant leur existence réciproque, tombent amoureux de la même jeune fille et se retrouvent côte à côte dans les tranchées françaises. L’Américain se révèle non seulement héroïque (il protège son pleutre de demi-frère pendant les combats), mais d’une noblesse hors pair (il loue la bravoure d’icelui, décoré post mortem, faisant croire au père que son fils est mort « regardant l’ennemi en face » comme le soutient la devise familiale). Et cela, dans un film anglais !

L’autre révélation du muet anglais fut la série de comédies charmantes adaptées des nouvelles de W. W. Jacobs entre 1922 et 1927 par Horace Manning Haynes, assisté de l’écrivain Lydia Hayward. Très modestes dans leurs coûts, donc sans stars, ces films se distinguent par des intrigues enlevées et une très fine sensibilité pour les turbulences sociales dans les villages et bords de mer anglais. Dans A Will and a Way (1922), le plus laid des vieux misogynes de Claybury hérite une fortune de son oncle, à condition qu’il épouse la première femme qui le demande en mariage. Les rombières (et même les travestis) commencent le siège de la ferme où se calfeutre le futur Crésus, annonçant Seven Chances (1925) de Buster Keaton.

« A Will and a Way » de Horace Manning Haynes

Dans The Skipper’s Wooing (1922), un capitaine (de bateau) amoureux retrouve le père de sa dulcinée, qui se cachait depuis 18 ans, parce qu’il croyait avoir causé la mort d’un camarade en le précipitant dans une cale sèche lors d’une rixe éthylique. La quête du disparu est pimentée par les obstacles que multiplie un rival odieux et l’assistance énergique d’un mousse à peine pubère, mais déjà fringant amoureux d’une petite fille : il comprend les affres de son capitaine ! Dans The Head of the Family (1922), un marin sans travail rencontre une veuve remariée à un fainéant, qui veut s’approprier sa maison et son héritage. La veuve propose un marché au marin : s’il prétend être son fils, disparu depuis 9 ans en mer, pour contrecarrer les plans du vilain, il aura le gîte et le couvert. Il tombera bien sûr amoureux de sa « sœur » que le sinistre beau-père voulait déjà marier avec profit à un soupirant complexé.

Anna Sten (1906-1993)
La blonde Ukrainienne Anna Sten fut une actrice d’un grand naturel et d’une grande beauté, aussi à l’aise dans les comédies que les drames, qui tourna avec les plus grands cinéastes soviétiques durant les années 20, avant d’être récupérée par les Allemands, qui voulaient la présenter comme une nouvelle Dietrich : la ressemblance avec Marlene est frappante dans Stürme der Leidenschaft (1931, Robert Siodmak). Puis Samuel Goldwyn voulait en faire une seconde Garbo. Hélas, la machine à fabriquer les stars eut des ratés, sans doute à cause de l’accent de l’actrice. Mais peut-être aussi à cause de la campagne de publicité excessive orchestrée par Goldwyn, lequel avait même impliqué l’Eglise Orthodoxe, qui organisa des cultes spéciaux pour la sortie de Nana (1934, Dorothy Arzner). Mais surtout parce que Sten ne pouvait être réduite à une icône mystérieuse, impénétrable et fantasmée : son naturel simple était contraire à la prétention et l’artifice. Les trois films produits par Goldwyn furent des échecs retentissants, mais Sten continua une carrière paisible à Hollywood dans des films mineurs où elle fut comme dans les films soviétiques, excellente. Son talent crève l’écran dans tous les films que nous avons pu voir à Pordenone.

Anna Sten dans « Provokator »

Dans La Jeune Fille au carton à chapeau / Devouchka s korobkoï (1927, Boris Barnet), elle incarne une petite modiste qui contracte un mariage fictif avec un jeune ouvrier pour lui procurer un logement chez sa patronne. Au fil de péripéties burlesques épinglant les manières précieuses des bourgeois et tatillonnes des inspecteurs, les deux jeunes gens se rapprochent inexorablement. Zemlya v Plenou / La Terre Prisonnière (1928, Fyodor Otsep) parle de l’exploitation et de l’oppression sous le régime tsariste. Comme un paysan ne peut pas payer ses dettes au propriétaire, sa femme (Anna Sten) est obligée de migrer en ville pour devenir la nounou du rejeton du maître. La malheureuse étant illettrée, celui-ci se charge de la communication épistolaire (forcément mensongère) avec le mari. De fil en aiguille, la paysanne dûment violée sera mise à la rue par la maîtresse et obligée de se prostituer pour survivre. La description des dépravations de bordel atteint son point culminant avec ce plan où deux clients repoussants s’embrassent goulûment sur la bouche. Lors de sa descente aux enfers et de sa rédemption finale, Sten n’est jamais moins que magnifique. Dans Provokator (1926-1928, Viktor Tourine), elle joue la petite amie sage d’un terroriste révolutionnaire que la police tsariste essaie de convertir. Fragile à priori, elle ne craquera pas et « disparaîtra » en prison, alors que le leader du groupe, issu d’un milieu aisé, devient agent provocateur, dénonce tous ses amis (qui seront pendus) avant de se mettre au vert. Un retournement de veste dans l’autre sens est utilisé dans Belyi Oriol / L’Aigle Blanc (1928, Yakov Protazanov), où un gouverneur de province tsariste, qui a fait tirer sur des grévistes, a des remords (sa gouvernante (Anna Sten) ne cesse de le lui reprocher : il y avait des enfants parmi les victimes) et est tué par son propre agent provocateur après l’avoir dégradé.

Les meilleurs films de 2012
Quand on voit quelque 540 films dans l’année, le choix des meilleurs est une torture qui peut vous tarauder des jours durant, alors que la liste des plus mauvais s’impose d’évidence en un clin d’œil ( Confession d’un Enfant du Siècle, Elles, Starbuck ). Mais je partage avec Umberto Eco cette passion des énumérations qui donne libre cours à l’éclectisme des passions.

Voici donc mes 10 meilleurs dans l’ordre purement alphabétique (tout autre ne pouvant que faire injure à la somme complexe des qualités intrinsèques des œuvres) :
Amour (Michael Haneke) pour la chronique minutieuse de nos déchéances programmées, 
Barbara (Christian Petzold) pour la restitution sensorielle parfaite d’un environnement historique précis, en l’occurrence le « paradis » claustrophobe des prolétaires allemands sous Erich Honecker en été 1980,
Brave (Mark Andrews, Brenda Chapman) pour l’exubérance visuelle et la richesse thématique d’un conte initiatique écossais où une princesse se révolte contre sa mère et doit se battre contre les conséquences de l’ensorcellement qu’elle a ipso facto invoqué, 

Tom Hiddleston et Rachel Weisz dans « The Deep Blue Sea »

The Deep Blue Sea (Terence Davies), tout simplement le plus déchirant film sur la passion amoureuse et ses dérives possessives, 
Elena (Andreï Zviaguintsev) pour la radiographie implacable de la nouvelle société russe à deux vitesses, 
John Carter (Andrew Stanton) pour la transposition miraculeuse et magnifique d’un classique de la SF populaire d’Edgar Rice Burroughs, cent ans après la parution du roman, 
Prometheus (Ridley Scott) pour les conjectures infinies qu’il laisse entrevoir sur l’homme et sa place dans l’univers et qui permettent de renouer avec ce sens de l’émerveillement qu’est censé prodiguer le meilleur de la SF, 
Skyfall (Sam Mendes), parce que c’est le seul James Bond qui m’a ému aux larmes,
A Torinói Ló / Le Cheval de Turin (Bela Tarr) pour la rigueur de sa démonstration d’un monde qui se réduit progressivement à néant,
The Woman in Black (James Watkins) pour la rigueur de son approche du monde des fantômes et la perfection avec laquelle il noue les trajectoires de ses personnages.

Michael Fassbender dans « Prometheus »

Mais les films suivants auraient bien pu, à un autre moment, déloger l’un ou l’autre des précédents de leur piédestal : 38 Témoins (Lucas Belvaux), Argo (Ben Affleck), The Avengers (Joss Whedon), The Cabin in the Woods (Drew Goddard), Ernest et Célestine (Benjamin Renner, Stéphane Aubier et Vincent Patar), Frankenweenie (Tim Burton), The Grey (Joe Carnahan), Moonrise Kingdom (Wes Anderson), The Pirates ! Band of Misfits (Peter Lord), War Horse (Steven Spielberg).

Le meilleur film suisse, n’en déplaise à Ursula Meier, était Der Verdingbub (Markus Imboden).

Au mois prochain,
Raymond Scholer