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Cine Die - mars 2010

Commentaires sur la 28e édition des “Giornate del Cinema Muto “ et Palmarès des meilleurs films de l’année 2009.

Article mis en ligne le mars 2010
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

Le Giornate del Cinema Muto


Albatros
Longtemps les historiens mal renseignés ont vu dans la compagnie Albatros un ghetto cinématographique, une “colonie russe“ à Paris, alors qu’il s’agit tout simplement d’un des foyers principaux de création du cinéma français des années 20. En effet, parmi les quelque 40 films muets produits par Albatros, aucun n’affiche des personnages ni des lieux russes. Les émigrés que la guerre civile avait fait fuir en France (dans le sillage de Josef Ermoliev, fondateur de la Société du même nom qui, à l’occasion de la passation de pouvoirs à Alexandre Kamenka, prit en 1922 le nom d’Albatros) ont bien amené les traditions de l’âge d’or du cinéma tsariste, mais ont intégré la culture de leur nouvelle patrie avec une rapidité prodigieuse. Disposant de ses propres studios, la compagnie pouvait soigner les qualités visuelles de ses films en faisant appel à des décorateurs de génie (Lazare Meerson, Alberto Cavalcanti, Alexander Lochakov, etc) et des maîtres de l’éclairage comme l’Alsacien Joseph-Louis Mundviller, ancien caméraman Pathé à Moscou de 1908 à 1914. En d’autres termes, tous les films Albatros sont beaux à regarder.

Parmi les quatre films de Viatcheslav Tourjansky montrés, il faut surtout retenir Le Chant de l’Amour Triomphant (1923) et Ce Cochon de Morin (1924). Le premier, basé sur une nouvelle d’Ivan Tourgueniev, se déroule dans la Ferrare du XVIe siècle touchée par le mysticisme oriental et est symptomatique du goût des années 20 pour l’orientalisme. Deux amis, Fabio et Muzio sont amoureux de Valeria et décident entre eux que celui qu’elle n’aura pas choisi s’exilera. Valeria choisit Fabio et Muzio part vers l’Est. Après cinq ans de félicité matrimoniale, le jeune couple voit revenir Muzio en compagnie d’un mystérieux serviteur hindou muet. Adepte de sorcellerie et toujours épris de Valeria, Muzio joue d’un curieux instrument à cordes dont les sonorités plongent la jeune femme dans une rêverie érotique : le visage de Valeria regardant son ex-soupirant concentré sur son instrument tourne progressivement de l’intérêt poli à la fascination vorace et alterne avec des plans d’un couple faisant l’amour, de plus en plus dénudé. Dans les plans finals de la séquence, l’homme nu se métamorphose en Muzio. Le cinéma commercial de l’époque était plutôt avare en scènes de cet acabit.
Ce Cochon de Morin (d’après Maupassant) narre l’histoire d’un mercier de la Rochelle qui, à l’issue d’un voyage d’affaires à Paris, rentre soûl, en train, et essaie d’embrasser une passagère avenante. Le riche oncle de celle-ci porte plainte pour harcèlement et la réputation du pauvre hère (joué avec conviction par Nicolas Rimsky) est faite. Morin demande conseil à son jeune ami Labarbe, rédacteur du journal local. Ils décident de rendre visite à l’oncle irascible pour lui expliquer les circonstances du méfait et lui faire retirer sa plainte. C’est ainsi que Labarbe découvre que la jeune femme est une ancienne amie à lui qu’il se met tout de suite à recourtiser de façon assidue : après une nuit de farce de chambre à coucher digne de Feydeau, il réussit à gagner sa main, illustrant parfaitement l’adage que les importunités sexuelles provoquent des réponses différentes selon l’âge de l’importun.

Nicolas Rimsky dans « Ce Cochon de Morin » de Viatcheslav Tourjansky

Si la carrière comique de Rimsky fut lancée avec ce film, c’est dans L’Heureuse Mort (1924) de Serge Nadejdine qu’elle atteint son point culminant avec l’interprétation de deux frères qui se distinguent par leurs maniérismes plus que par leur physique. Théodore Larue est un dramaturge parisien qui vient de vivre la première théâtrale la plus désastreuse de sa carrière. Sa réputation est au plus bas et pour prendre de la distance, il entreprend un voyage en mer au cours duquel, frappé de naupathie aiguë, il tombe par-dessus bord et est déclaré noyé. Le monde littéraire réagit avec une réévaluation spectaculaire de son œuvre. Mais Théodore a survécu, il arrive à la maison le jour même de son enterrement et se rend compte des potentialités de la nouvelle donne : en se faisant passer pour son frère jumeau Anselme, de retour des colonies, il peut faire fructifier ses œuvres “posthumes“, considérées d’emblée comme géniales. Jusqu’au jour où le vrai Anselme arrive avec sa femme sénégalaise, qu’il évacue d’ailleurs vite de l’équation avec un péremptoire : « Amenez-la au jardin d’acclimatation ! » C’était la réplique la plus délirante du festival !

Rimsky s’essaya également à la mise en scène, notamment avec Le Chasseur de chez Maxim’s (1927 ; co-réal. Roger Lion) où il incarne en quelque sorte l’antithèse du portier d’Emil Jannings dans Der Letzte Mann (F.W. Murnau, 1924). Après 40 ans de fidèles et loyaux services, Julien est devenu l’homme de confiance, l’entremetteur, le proxénète de ses clients, ce qui lui a permis d’accumuler une fortune immobilière, dont un château où il maintient sa famille dans l’ignorance de sa vraie profession. Un beau jour, sa fille rencontre le plus roué des habitués du Maxim’s, en tombe amoureuse et c’est le début des problèmes. Le film s’en donne à cœur joie dans la description de la vie des plaisirs avec une caméra virevoltant parmi les danseurs et imitant les trébuchements et problèmes visuels des ivrognes, mais le film est bien trop long et on peut lui préférer l’haletant Paris en cinq jours (1925 ; Colombier et Rimsky) montré à Pordenone en 2008.

Le plus beau film Albatros était peut-être ce moyen métrage de Marcel Silver qui s’intitule Nocturne (1927). Silver était l’assistant de Jacques Feyder sur Carmen (1926) et reçut la permission de tourner avec les deux acteurs principaux de ce film, Raquel Meller et Louis Lerch, dans l’hôtel des montagnes andalouses où logeait l’équipe de tournage. L’argument est d’une simplicité calculée : Une jeune femme, manifestement mourant de la tuberculose – elle tousse beaucoup et semble manquer d’air – arrive dans un hôtel surplombant une immense vallée, en fin d’après-midi. Son amant, un jeune officier en permission, est censé la rejoindre, mais comme il arrive tard dans la nuit, il ne veut pas la déranger et prend une chambre séparée. Au petit matin, il trouve sa bien-aimée morte. Réprimant sa douleur, il rejoint son unité. Pas de dialogues transcrits en intertitres, que de l’atmosphère ! Malgré cette carte de visite, Silver n’a pas si bien réussi à Hollywood où on le retrouve deux ans plus tard comme assistant de David Butler : après un long métrage et quelques courts d’ordre comique, ses traces se perdent à partir de 1934.

« Eine versunkene Welt » d’Alexander Korda

Redécouvertes diverses et surprenantes
L’Ile Enchantée (1926) de Henry Roussell est une sorte de western corse, dont le héros-brigand n’est pas seulement poursuivi par la maréchaussée pour un crime de vendetta, mais est aussi en bisbille avec un industriel dont l’aciérie (en Corse !) empiète sur son terrain ancestral. Il tombe amoureux de l’ingénieur-chef de l’usine, la fille de l’industriel, et la tragédie prend son cours. Dressant le portrait éminemment sympathique d’une femme qui s’épanouit dans sa profession et s’investit dans son amour, le film se propose de réconcilier tradition et modernité par le biais des amants, sur fond d’extérieurs sauvagement romantiques.
Eine Versunkene Welt (1922) d’Alexander Korda s’inspire de l’histoire de l’archiduc Johann Salvator pour exprimer un désenchantement moderne pour la démocratie. Son protagoniste, le duc Peter, se révolte contre la cour qui refuse de reconnaître la femme (une chanteuse de cabaret) qu’il aime et embarque avec elle sur son vaisseau de guerre sur lequel il proclame la démocratie. Quand l’indiscipline s’installe et que la chanteuse se laisse séduire par un matelot, le duc, de guerre las, se saborde. Poignant  !

Les meilleurs films de 2009
Pour une fois, un film dépasse tous les autres dans ma douzaine annuelle : Avatar de James Cameron. C’est non seulement une percée technologique sans pareille, une date évidente dans l’histoire du cinéma, mais aussi un réquisitoire anticommunautariste et anticapitaliste exemplaire, une fable exotique d’une poésie à couper le souffle et à provoquer dans les enfants que nous n’avons pas cessé d’être un émerveillement incessant et sans limites.

« Avatar » de James Cameron

Ensuite, sans ordre de préférence  :
 Agora (où Alejandro Amenabar oppose, en évoquant le cas d’Hypatie, la quête rationaliste d’une femme de science au fascisme des religions organisées)
 District 9 (le Sud-africain Neill Blomkamp entre au cinéma par la grande porte avec ce thriller philosophique sur des extra-terrestres traités comme des immigrés de seconde zone et parqués dans des camps de concentration)
 The Hurt Locker (Kathryn Bigelow suit une équipe de démineurs en Irak et montre que le besoin de s’exposer au danger peut devenir synoyme de la plénitude même de la vie, du moins pour le mâle de l’espèce)

« In the Electric Mist » de Bertrand Tavernier

 In the Electric Mist (Bertrand Tavernier transcende le polar en réflexion métaphysique sur la lutte du Bien contre le Mal)
 Mary and Max (Adam Elliot chante avec humour et compassion les vicissitudes pathétiques des existences défavorisées)

« Mary and Max » de Adam Elliot

 Moon (Duncan Jones interroge l’essence de l’espèce humaine et le mystère de l’identité à l’aune des clones)
 My Winnipeg (Guy Maddin rêve un portrait fantasque et tendre de sa ville natale)

Ann Savage dans « My Winipeg » de Guy Maddin

 The Reader (Stephen Daldry, adaptant à la perfection le roman de Bernhard Schlink, affirme que les gens risquent sans hésiter l’opprobre public pour garder leurs secrets privés)
 Séraphine (Martin Provost exemplifie le mystère de la création en recréant la vie de la plus modeste des artistes peintres)
 Star Trek (J.J.Abrams se penche avec un bonheur rare sur les traumatismes de jeunesse du capitaine Kirk et de monsieur Spock, respecte l’intégrité des personnages et arrive à faire oublier tout le côté ringard de “mecs en pyjama“. Il réussit à insufffler une nouvelle vie à une série vieille de 43 ans, performance d’autant plus absolue que l’univers Star Trek se compose de 10 longs métrages de cinéma et de quelque 700 (!) épisodes de série tv et qu’on l’aurait donc cru sclérosé et bon pour la déchetterie)
 Das Weisse Band – Eine deutsche Kindergeschichte (Michael Haneke trouve l’origine du comportement criminel dans le hiatus entre l’éducation répressive et bigote et la toute-puissance des aînés avec une implacabilité d’autant plus féroce qu’elle est d’une élégance achevée).

Au mois prochain
Raymond Scholer