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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mars 2008

26e “Giornate del Cinema Muto“, fin des commentaires

Article mis en ligne le mars 2008
dernière modification le 27 février 2012

par Raymond SCHOLER

L’autre Weimar (suite) : Médiocre ou passable
Karl Grune (que les historiens français affublent souvent d’un tréma – c’est plus fort qu’eux !) est surtout connu pour Die Strasse (1923), une rumination mi-expressionniste, mi-naturaliste sur les tentations nocturnes et les dangers de la ville moderne, à l’origine de tout un genre de “films de rue”. A Pordenone, nous pûmes constater que, dès sa première réalisation, Der Mädchenhirt (1919), les jalons étaient posés, puisque le film traite du monde interlope de l’amour vénal à Prague. A force de fréquenter le milieu des bars, un lycéen chouchouté par les filles glisse, sans se forcer, dans la carrière de proxénète et se verra arrêté et interrogé par le chef de police, son propre père, qui le morigène. De honte, il va se noyer avec la copine qu’il prostitue, dans la Vltava. Selon le film, c’est le père qui est fautif, d’abord par son absence, plus tard par son intransigeance. Miséricorde pour les maquereaux ! Tourné entièrement en décors naturels, le film ne convainc guère, parce que la souffrance des filles est complètement passée sous silence.
De même, le mélodrame de Hans Steinhoff, Der Herr des Todes (1926) fait-il figure d’objet filmique obsolète : un Junker qui a osé se défendre contre les provocations d’un officier supérieur, est chassé de l’armée et exilé aux Etats-Unis où il devient un maître du trapèze aérien avant de venir reconquérir son amour de jeunesse. Que Central Park soit tellement truffé de sapins berlinois n’a pas plus dérangé le public que les moeurs surannées des personnages. Sept ans plus tard, Steinhoff allait devenir avec Hitlerjunge Quex (1933) le cinéaste choc de Goebbels.

« Ein Glas Wasser » (1923) de Ludwig Berger

Science-Fiction et Histoire
Harry Piel, surnommé le “Douglas Fairbanks allemand” malgré son physique enveloppé et ses déplacements pépères, était le pilier principal (star et réalisateur) d’un pur cinéma de divertissement, fait d’exploits téméraires, d’explosions et d’acrobaties, souvent accompagnés de fauves en liberté, comme le déclame un de ses titres : Menschen, Tiere, Sensationen (1938). Les plus intéressants de ses films (plus d’une centaine) furent ceux où il aborda la science-fiction, comme Rivalen (1923), où un savant fou a mis au point un robot géant qui sème la panique dans une opulente salle de bal dont le décor à tête de Baal/Moloch fait penser à celui de Cabiria (Giovanni Pastrone, 1914), pendant que Piel passe un mauvais quart d’heure, enfermé dans une boule de verre immergée dans un lac.
Rien de transcendant non plus avec les films de Joe May (Der Farmer aus Texas, 1925) ou de Ludwig Berger (Ein Glas Wasser, 1923). Une histoire de faux et vrai rejetons pour l’héritage d’un château sur la côte suédoise, le film de May aligne des clichés dramatiques que Griffith n’aurait pas reniés dix ans plus tôt, mais s’avère exigeant en ce qui concerne l’effet de réel. Lorsque la jeune Américaine essaie de sauver son bien-aimé de la noyade, on a vraiment l’impression qu’ils sont malmenés par une mer démontée. Quant à la pièce d’Eugène Scribe (adaptée par Berger) sur fond de cour d’Angleterre et de guerre de Succession d’Espagne, avouons que nous avons trouvé le temps long. Au passif du film : les rebondissements à répétition, l’issue trop différée, et des acteurs peu magnétiques. A son actif, une photo très belle, des costumes et des décors généreux et la situation a priori cocasse : la Reine Anne et sa maréchale de cour amoureuses du même gringalet et négligeant la politique. Comme Steinhoff, May et Berger furent d’excellents techniciens. Tout comme Grune, ils durent émigrer en 1933.

La république des gosses
C’est avec Der Kampf der Tertia (1929) de Max Mack que commence la liste des films mémorables de la rétrospective. Mack, le fils d’un chantre de synagogue, réalisa son premier film en 1911. Plus d’une centaine allaient suivre au courant d’une carrière d’un éclectisme exemplaire, avec cependant un penchant net pour l’opérette et les variétés. A partir de Der Andere (1913), une variation prestigieuse sur Dr Jekyll and Mr Hyde, Mack fut considéré comme un auteur. Der Kampf der Tertia se situe presqu’à la fin de sa carrière et est adapté d’un roman de Wilhelm Speyer qui, comme Emil und die Detektive d’Erich Kästner, fait partie de tout un courant littéraire d’histoires scolaires très populaires dans les années 20. Sur une île au large de Boestrum (probablement quelque part dans la Baie de Helgoland), un lycée autogéré par les élèves comme une république indépendante semble être une réussite de responsabilisation sociale, à l’instar du Boys Town du Père Flanagan aux Etats-Unis.
L’organisation, un tantinet militaire, fit grincer quelques dents à Pordenone, car les âmes sensibles reniflent le fascisme derrière le moindre soupçon de soumission aux ordres. Toujours est-il que cette organisation s’avère efficace pour contrecarrer les plans du fourreur de Boestrum de sacrifier les chats au profit de son commerce. Les élèves décident de porter la guerre à Boestrum, de sauver les chats et de donner une leçon au vil capitaliste, incarné par nul autre que Max Schreck, Nosferatu en personne. La seule jeune fille de l’internat joue un rôle déterminant dans l’action, conférant à l’aimable scénario une aura proto-féministe. La fraîcheur des caractérisations des adolescents dénote un cinéaste en pleine possession de ses moyens, tandis que les extérieurs ravissants au bord de la mer donnent le coup de grâce au mythe du cinéma de Weimar engoncé dans les décors de studio.

« Der Himmel auf Erden » (1927) d’Alfred Schirokauer

Capitalistes et prolétaires
Gerhard Lamprecht, cofondateur de la Deutsche Kinemathek et patient compilateur des premières données (10 volumes !) sur le muet allemand, était aussi un réalisateur hors pair : loin des préoccupations expressionnistes, il se consacra au drame réaliste et à la description de la misère ouvrière avec une rigueur et une objectivité quasi documentaires. A l’âge de 25 ans, il s’attaqua à l’adaptation de Buddenbrooks (1923) de Thomas Mann, avec la bénédiction de l’auteur. De cette chronique détaillée du déclin d’une famille marchande de Lübeck sur quatre générations, Lamprecht se limita à l’histoire de Thomas, le fils de la troisième génération, en transposant l’action dans le Lübeck contemporain. Le cinéaste capte à merveille les petits détails réalistes de la vie des marchands de céréales dans leur dépôts comme au sein de leur famille, la texture de cet univers hanséatique tout empreint de combines, d’affaires et de prises de risques.

« Buddenbrooks » (1923) de Gerhard Lamprecht

Lumpen und Seide (1925) de Richard Oswald – où un couple de riches, en soif d’encanaillement, recueille un couple de demi-mondains dans un bar et l’invite dans son domaine à tous plaisirs utiles – est une sorte de proto-Servant (J.Losey, 1963), à la différence près que l’innocence est du côté des pauvres. Les riches essaient seulement de pimenter leur existence, au risque de créer d’inutiles conflits conjugaux. Le pilier de bar incarné par l’incomparable Reinhold Schünzel, est d’abord vu comme un profiteur, mais se révèle ensuite un amoureux capable de souffrir le martyre.
Das Alte Gesetz (1923) d’Ewald André Dupont ne montre pas encore la fluidité des mouvements d’appareil qui feront la réputation de Variété (1925), mais l’élaboration de l’atmosphère et la composition étudiée des plans signalent le fin esthète. Ernst Deutsch est totalement convaincant en Baruch, fils d’un petit rabbin de shtetl, qui provoque l’ire du papa en poursuivant une carrière d’acteur. Les deux ne se réconcilieront que lorsque le fils sera devenu une des stars du Burgtheater de Vienne, après avoir eu les faveurs – contre les insinuations antisémites des courtisans – de l’archiduchesse incarnée par Henny Porten.

Mes trois favoris
Der Himmel auf Erden (1927) d’Alfred Schirokauer a de la peine à camoufler le nom de son véritable auteur, Reinhold Schünzel, qui, se trouvant à la fois devant la caméra et dans le rôle du producteur, laissa son co-scénariste signer le film. La comédie délirante voit un édile moralisateur mis en péril lorsque son frère décédé lui lègue 500’000 marks et une boîte de nuit, chose qu’il doit absolument cacher à sa famille et à la ligue antialcoolique dont il est le porte-parole, tout en assumant bien sûr sa nouvelle tâche de directeur d’un établissement nocturne. Au cours des péripéties, il doit se déguiser en femme pour échapper à la curiosité de son épouse (le film devient ainsi le précurseur de Some Like It Hot de Billy Wilder, 1959), ajoutant une autre facette à la longue liste de personnages marrants, hédonistes ou corrompus qu’il incarna avant d’avoir ses ailes rognées en tant que demi-juif par le ministère de la propagande.
Die Carmen von St Pauli (1928) d’Erich Waschneck est un drame sternbergien avant la lettre, où amour fou et redistribution des loyautés gouvernent toute action. Le marin Willy Fritsch a Jenny Jugo (qui fait partie d’une bande de trafiquants dans le port de Hambourg) dans la peau et en oublie tout sens moral, allant jusqu’à couvrir ses vols et vivre avec la racaille. Lorsqu’il se trouve accusé du meurtre d’un prétendant un peu trop assidu de Jenny, celle-ci, transformée par l’amour, trouvera le vrai coupable et le couple envisage une nouvelle vie. Waschneck eut une carrière pleine de succès, mais se compromit hélas avec le très antisémite Die Rothschilds (1940).

« Fräulein Else » (1929) de Paul Czinner

Le nec plus ultra du programme fut sans conteste Fräulein Else (1929) de Paul Czinner, chef-d’œuvre absolu. Magistrale adaptation : le monologue intérieur composé par Arthur Schnitzler pour la jeune fille qui est censée se dénuder devant le bienfaiteur de son père afin d’arracher celui-ci à l’ignominie d’un procès pour faux, est remplacé purement et simplement par le jeu des mimiques, des hésitations infinitésimales et des palpitations imperceptibles d’Elisabeth Bergner qui transfigure littéralement le texte sublime en utilisant comme matériau sa propre expressivité. On ne sait pas ce qu’il faut admirer plus, l’époustouflante performance de l’actrice ou la retenue lumineuse de la mise en scène, toute à l’écoute de celle-ci. Cela donne une envie furieuse de voir tous les films du tandem Czinner/Bergner, officiellement mari et femme, alors que chacun était aussi homosexuel que possible. On n’oubliera pas de sitôt les lettres d’amour enflammées écrites par Bergner à Marlene Dietrich. A la fin de cette rétrospective, on se dit que les maisons d’édition allemandes de DVD ont encore du pain sur la planche.

Raymond Scholer