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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mai 2010

Commentaires sur la 60e Berlinale (suite et fin), et sur le 24e Festival International de Films de Fribourg.

Article mis en ligne le mai 2010
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

60e Berlinale


Films allemands
Dans ses sections parallèles, la Berlinale ouvre une fenêtre bienvenue sur le cinéma germanophone actuel et de répertoire, qui, pour les cinéphiles francophones, s’apparente souvent à une terra incognita. Ainsi honora-t-on cette année, en sa présence, un scénariste prestigieux, Wolfgang Kohlhaase, dont le nom ne figure guère dans nos dictionnaires. Sa carrière se confond, de 1952 jusqu’à la chute du Mur, avec ce que la DEFA est-allemande offrait de meilleur (scénarios pour Gerhard Klein, Konrad Wolf et Frank Beyer). Après la réunification, il a notamment collaboré avec Volker Schlöndorff sur le scénario de Die Stille nach dem Schuss (2000). Berlin-Ecke Schönhauser (Gerhard Klein, 1956) montre une bande de jeunes de Berlin-Est qui a les mêmes préoccupations de fric, d’amourettes et de musique que ses pendants à l’Ouest (voir Die Halbstarken de Georg Tressler, de la même année). Mais ceux qui cherchent leur salut à l’Ouest - il n’y avait pas encore de mur - en reviennent assez vite, d’autant plus que le flic de leur quartier est une vraie figure de père. Comme affirmait Kohlhaase à la présentation du film : la République Démocratique paraissait aux auteurs du film comme une pomme acide, mais la République Fédérale était clairement une pomme pourrie. Dans Der Aufenthalt (Frank Beyer, 1982), un jeune prisonnier de guerre allemand est pris pour l’assassin de sa fille par une Polonaise. Aussitôt transféré dans une prison pour criminels, il doit d’abord subir la haine des prisonniers polonais, puis celle de criminels de guerre de son propre camp, chez qui la hiérarchie et les prédispositions nazies perdurent sans gêne. Basé sur le roman autobiographique de Herrmann Kant, le film donne à voir le calvaire et la résistance admirable d’un innocent qui se cogne sans relâche à la suspicion, au mépris et aux voies de fait.

« Der Aufenthalt » de Frank Beyer

Dans le cinéma allemand actuel, le sort révoltant fait aux femmes par la phallocratie au fil des siècles est une thématique récurrente. * (Sönke Wortmann, 2008) est l’adaptation étonnamment convaincante du roman de Donna Woolfolk Cross sur la Papesse Jeanne, dont l’historicité est plus que douteuse, mais dont la légende sert ici avant tout à mettre en évidence le carcan effroyablement étroit réservé au Moyen-Âge à celles que les pères de l’Eglise estimaient plus proches de Satan que de Dieu. Le fait même que la petite Jeanne, née près d’Ingelheim en 814, s’intéresse à tout, est une abomination aux yeux de son père. Elle doit cacher cette soif de savoir. Elle apprend en catimini le latin et le grec et lorsque son frère, promis à une carrière ecclésiastique, tombe lors d’une incursion des Normands, elle se coupe les cheveux, revêt la tunique du mort et entre au couvent à sa place. Les années passent et la réputation de guérisseur de “Frère Jean“ augmente auprès de la population et arrive même aux oreilles du pape podagre, qui fait de lui son médecin privé. Quand le pape meurt empoisonné, Jean(ne), qui a toujours travaillé avec abnégation, est plébiscité comme successeur. Et personne ne se serait douté de rien, si la papesse n’avait pas fait une fausse couche en public. Les prémisses de ce drame sont rendues très crédibles dans le film et plutôt que constituer un acte immoral pour lequel Jeanne serait punie, elles restaurent la femme dans ses droits absolus. Qui aurait cru qu’un réalisateur jusque-là cantonné dans les comédies allègres et grivoises aurait la poigne suffisamment assurée pour nous plonger dans le bruit et la fureur de l’empire carolingien ? Wortmann y est parvenu, aidé par des acteurs anglo-saxons qui ne laissent pas passer la moindre fausse note : c’est dire qu’il ne faut voir ce film que dans sa version anglaise, seule originale.

« Die Päpstin / Pope Joan » de Sönke Wortmann

Avec son premier long métrage Die Fremde (2010), l’Autrichienne Feo Aladag dresse un réquisitoire vigoureux contre les crimes d’honneur qui sont le fait d’une infime minorité d’immigrés turcs, mais retentissent régulièrement à travers les médias allemands comme preuves d’une incapacité de s’intégrer, voire d’obscurantisme atavique. Dans le film, Umay (jouée par Sibel Kekilli, l’émouvante interprète de Gegen die Wand (Fatih Akin, 2004)), femme battue qui étouffe dans sa vie matrimoniale à Istanbul, s’évade en pleine nuit avec son petit garçon pour retourner chez ses parents à Berlin. Son comportement leur fait honte et ils décident de renvoyer le gamin à son père, provoquant une nouvelle fuite de Umay avant le fait accompli. Lorsque Umay essaie de rétablir le contact avec les siens après avoir refait sa vie, elle ne se rend pas compte que les ponts sont définitivement coupés. Les contraintes sociales sont plus fortes que les liens d’affection. Les parents, même s’ils en souffrent, pourraient s’en accommoder, mais pas le mari qui veut reprendre le fils et venger son honneur. En éclairant avec finesse les réactions des différents membres de la famille et de la communauté turque aux velléités d’indépendance d’Umay, Aladag montre que le problème est existentiel, mais pourrait ne pas avoir nécessairement de solution monolithique.

« Die Fremde » de Feo Aladag

24e Festival International de Films de Fribourg


Compétition
A cause de la richesse des sections annexes je n’ai vu que trois films de la compétition :
Adrift du Vietnamien Bui Thac Chuyen décrit avec une sensibilité certaine une histoire d’inassouvissement sexuel féminin aboutissant à une rencontre adultérine, mais n’évite ni les clichés (le tombeur au cœur de glace), ni les appels du pied dramatiques (la maîtresse qui se suicide, laissant une fillette). N’était la beauté de Do Thi Hai Yen (que Michael Caine aimait éperdument dans The Quiet American (2002) de Phillip Noyce), on se demanderait ce qui a valu à ce film d’être sélectionné.
Tehroun du Franco-Iranien Nader T. Homayoun montre comment un chômeur iranien doit se résigner à louer un bébé pour apitoyer le bourgeois et gagner sa vie en mendiant. Et lorsqu’une prostituée lui vole le bébé, il choisit de se déguiser en gardien de la révolution pour rançonner les automobilistes. Toutes ces turpitudes font partie des trafics et rackets ordinaires du paradis d’Ahmadinejad et le film a forcément dû être tourné à la sauvette, à l’aide de guetteurs à tous les coins de rue. Chapeau !

« Tehroun » de Nader T. Homayoun

Norteado du Mexicain Rigoberto Perezcano suit le périple d’Andres, qui rêve de traverser la frontière qui le sépare de l’Eldorado américain. Lorsque, abandonné en pleine nature par son passeur, il se fait arrêter par la border patrol et renvoyer à Tijuana, il offre ses services à Ela qui tient une épicerie à proximité du célèbre mur de la disparité. Le mari d’Ela, comme celui de son employée Cata, a traversé la frontière il y a belle lurette et ne donne plus de nouvelles. Avec une infinie tendresse, le film observe la mise en chantier des liens d’amitié entre ces trois personnages, épiée par un prétendant d’âge mûr d’Ela. Alors qu’Andres devrait se rendre compte qu’il a déjà trouvé le paradis sur Terre, il découvre une façon inédite de passer incognito la douane américaine. L’antithèse sereine de Sin Nombre.

Shin Sang-Ok
Dans deux sections parallèles, Edouard Waintrop a réussi à caser deux films de ce cinéaste coréen que nous continuons donc d’explorer après Udine (2008) et Lyon (2009).
Naeshi//The Eunuch (1968) est une histoire magnifique : la fille d’un riche marchand est enrôlée comme concubine à la cour du roi, à la grande satisfaction de ses parents qui s’attendent à des bonus inespérés. La jeune femme n’aime que son amour d’enfance, fils d’un pauvre fonctionnaire, que le marchand fait émasculer pour le punir de son outrecuidance. Le jeune homme se fait engager comme eunuque à la cour pour rester à proximité de sa bien-aimée. Ils se rencontrent en secret dans le palais, mais devant la réticence de la jeune femme à passer une nuit avec le souverain, le chef des eunuques a tôt fait de les surprendre. Ayant lui-même souffert la perte d’un amant, il aide les deux à s’enfuir du palais. Ils sont rattrapés, lui est exécuté sur-le-champ, elle, enceinte des œuvres du roi, devient la concubine préférée. Elle profite d’une nuit “d’amour“ pour tuer le roi avec une percerette avant de se suicider. Les souffrances de ceux qui sont obligés d’aimer en cachette ont rarement été mieux évoquées.

« Pulgasari » de Shin Sang-Ok

En juillet 1978, Shin est kidnappé par les Nord-Coréens et, au bout de cinq ans d’emprisonnement, se résigne à tourner des films à la gloire du régime (sous l’égide de Kim Jong-Il) dans des studios gigantesques spécialement construits pour lui. Le dernier film qu’il réalise juste avant sa fuite rocambolesque en Autriche lors d’un voyage d’affaires, s’appelle Pulgasari (1985), une sorte de Godzilla du juche, avec un monstre affichant la même démarche traînante et appesantie de dinosaure vertical, mais cornu. Au départ, Pulgasari est créé par un forgeron-chaman à partir d’un peu de riz et de terre. C’est le dernier acte de désespoir d’un homme auquel on a pris toute sa raison de vivre : le roi veut en effet confisquer tous les ustensiles métalliques des paysans pour les fondre et en faire des armes, sans se soucier de la famine ainsi programmée. Une goutte de sang d’Ana, la fille du forgeron, tombée sur ce qui n’est encore qu’une petite poupée et voilà que le monstre se met à bouger. Et à manger sans relâche les objets de métal autour de lui. Et à mesure qu’il mange, il grandit. Bientôt il est grand comme une maison et obéit au doigt et à l’œil à Ana. Les paysans en révolte l’utilisent comme arme de choc. Pulgasari arrête les boulets des canons, les mange et grandit ! Le roi meurt écrasé dans son palais aplati par quelques tartes du géant et les lendemains qui chantent semblent être là. Mais Pulgasari a toujours faim et les paysans sont obligés de lui sacrifier outils et charrues. Le monstre a pris la révolution en otage (la métaphore de Kim Il-Sung peut-elle être plus limpide ?). Ana l’implore de faire du régime, sinon leur pays sera obligé d’attaquer ses voisins pour le nourrir. C’est en croquant la dernière chose métallique, une cloche (sacrée ?), que le monstre se pétrifie et explose en mille morceaux. Les dictateurs coréens, jusqu’à nouvel ordre, ont échappé à ce destin.

La suite au prochain numéro

Raymond Scholer