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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - mai 2007

Aperçu de quelques films présentés lors du dernier Festival International de Berlin.

Article mis en ligne le mai 2007
dernière modification le 22 février 2012

par Raymond SCHOLER

La Manipulatrice
Le film le plus acclamé par le public de Berlin fut « Irina Palm » de Sam Gabarski, qui avait déjà agréablement surpris avec son premier long métrage, « Le Tango des Rashevski » (2003), sur des Juifs en pleine crise d’identité. L’égérie des Rolling Stones, Marianne Faithfull, campe Maggie, une grand-mère britannique très rangée qui a besoin rapidement d’une certaine somme d’argent pour sauver son petit-fils atteint d’une maladie que seule une intervention à l’autre bout du monde peut guérir. En traversant Soho, elle voit l’annonce d’un sex-club qui cherche une “hôtesse”. Maggie, qui n’a exercé de métier que celui de ménagère, saute sur l’occasion, croyant qu’il s’agit de servir du champagne. Quand elle apprend la véritable nature du job, elle est bien sûr effarée. Mais le patron, constatant la douceur soyeuse de ses paumes, lui propose de s’essayer comme masturbatrice invisible derrière un gloryhole. Une jeune femme lui montre brièvement comment empoigner la chose et voilà que Maggie, munie de lubrifiants et de kleenex, devient, quelques heures par jour, la veuve branleuse. Le pseudo dont l’affuble son patron annonce à la fois l’attrait piquant d’une créature venue de l’Est et la nature du plaisir.

« Irina Palm » de Sam Gabarski
© Collection AlloCiné

Bien sûr que le spectateur de ce film très chaste ne verra comme seule queue que la file, s’allongeant à mesure que la réputation d’Irina grandit, des clients devant sa cabine. Travailleuse loyale, elle ne se laissera pas débaucher par la concurrence, mais ne pourra échapper à une méchante tendinite de l’avant-bras, occasionnant un arrêt du travail en bonne et due forme. Comme le film ne porte aucun jugement moral sur l’industrie du sexe, il reste éminemment sympathique, la progression dramatique consistant à montrer comment Maggie s‘approprie peu à peu son espace en décorant et embellissant son petit cagibi comme s’il s’agissait d’une pièce à la maison. Quand son entourage découvre l’explication de ses longues et répétées excursions en ville, le film déraille un peu : la réaction démesurée du fils qui, nonobstant l’urgence médicale de son propre enfant, traite sa mère de prostituée ferait plutôt penser à celle d’un intégriste religieux de la pire espèce.

Amour de samouraï
« Love and Honor/Bushi no Ichibun » est le troisième film intimiste que Yoji Yamada consacre à la vie privée des samouraïs, après « The Twilight Samourai » (2002) et « The Hidden Blade » (2004), tous basés sur des nouvelles de Shuhei Fujisawa. Si Yamada s’était fait avec ses 48 films consacrés à Tora-San, anti-héros populaire par excellence, une réputation de Norman Rockwell du Japon, procurant aux masses des rendez-vous réguliers avec les archétypes nationaux, son oeuvre est devenue depuis une dizaine d’années comparable à celle de John Ford, toujours éminemment classique, mais enrichie par des résonances plus sombres. Dans les trois films de samouraïs, l’arc narratif est le même : un guerrier de statut mineur est confronté à des difficultés qui mettent son courage à rude épreuve, mais qu’il surmonte avec l’aide de la femme aimée avant de se mesurer à son rival dans un duel au sabre. La situation du samouraï est ici plus désespérante que dans les deux films précédents : goûteur de mets pour le seigneur du château, Shinnojo est empoisonné par un mauvais poisson et devient aveugle, ce qui signe automatiquement son arrêt d’engagement.

« Love and Honor/Bushi no Ichibun » de Yoji Yamada
© Trigon Films

Malgré l’affection de sa femme Kayo, il devient suicidaire et violent. Kayo, orpheline de naissance, ne peut pas s’appuyer sur la belle-famille : au contraire, celle-ci lui conseille de se trouver un protecteur dans l’entourage du seigneur. Un des capitaines du château, Shimada, profite lâchement de la situation et promet qu’il fera tout en son pouvoir pour défendre le cas de Shinnojo devant le seigneur, à condition que Kayo lui accorde ses faveurs. Shinnojo obtient effectivement une pension à vie, mais découvre l’infidélité de sa femme et la chasse de la maison. Apprenant plus tard que Shimada n’est pour rien dans sa bonne fortune, il se rend compte que Kayo a été la victime d’un imposteur et il provoque Shimada en duel malgré sa cécité. Les souffrances des deux époux sont magnifiquement rendues par les jeunes acteurs, Yamada laissant les émotions s’installer par les gestes et les silences plutôt que par une musique envahissante. De même, aucune performance surnaturelle à la Zatoichi n’entache le duel qui est surtout fait de coups manqués et de trébuchements, plus logiques lorsqu’il implique un combattant aveugle. Le 78e film de Yamada est un chef-d’oeuvre.

Gay Hamas
« The Bubble » de Eytan Fox confirme la position dominante (à côté de Gitai) de l’auteur de Yossi & Jagger dans le cinéma israélien. Il s’intéresse ici aux amours interdites d’un soldat israélien, Noam, et d’un jeune Palestinien, Ashraf, rencontré lors d’un contrôle d’identité. Ashraf n’a pas de permis de travail israélien, sa famille habite en Cisjordanie. Noam lui fait porter un prénom israélien et lui trouve du travail comme serveur dans un bistrot de Tel Aviv. Comme l’entourage de Noam fait partie des groupes pacifistes qui sont contre l’Occupation, Ashraf peut s’intégrer sans autre et participer aux rave parties de la plage. Mais il est à la merci d’un coup de jalousie : sans papiers, il sera obligé de retraverser au plus vite la ligne de démarcation.

« The Bubble » de Eytan Fox
© Ad Vitam

A Naplouse, sa sœur va se marier à un adepte fanatique du Hamas. Quand Noam vient en visite, le pot aux roses sexuel est vite découvert et comme l’islam honnit les homosexuels, l’issue est sans espoir. Lors d’une incursion de Tsahal dans le village palestinien, les soldats essuient quelques balles terroristes et répondent par une bavure : la sœur d’Ashraf est tuée au lendemain de ses noces. Ashraf, brisé, est prêt à repasser en Israël comme kamikaze. Son beau-frère pense qu’il le fait pour racheter son honneur. Mais quand il s’arrête devant le bistrot de Tel Aviv et attend que Noam l’ait rejoint avant d’actionner sa bombe, il devient évident que ce n’est guère un acte terroriste qui vient de se dérouler, mais un suicide d’amoureux à la japonaise : en dehors du couple, personne n’est tué. Cette évidence avait de la peine à passer devant les journalistes de Berlin qui reprochaient à Fox cette fin trop spectaculaire et dans “l’air du temps”. Il n’y a cependant aucun doute que dans le contexte du Moyen-Orient un paradis gay est nettement plus difficile à atteindre qu’à San Francisco.

Le génocide oublié
Depuis quelques années, on avait un peu perdu la trace des frères Vittorio et Paolo Taviani : leur dernier film sur les écrans romands fut sauf erreur « Fiorile » en 1993. On les savait occupés à des tournages télévisuels (notamment une adaptation de « La San Felice » d’Alexandre Dumas et une Résurrection d’après Tolstoï) depuis le début du troisième millénaire. Ils reviennent au cinéma avec « La Messeria delle allodole », le premier véritable film sur le génocide des Arméniens. En effet, si Egoyan était resté avec « Ararat » (2002) dans l’allusif et le symbolique, les Taviani entendent montrer comment les crimes se sont déroulés de la façon la plus réaliste possible. On assiste donc au massacre de tous les membres mâles (jusqu’au plus petit gamin) d’une riche famille arménienne en 1915, puis à la longue marche des femmes déportées à travers les terres arides de l’Anatolie jusqu’aux abords d’Alep.

« La Messeria delle allodole / Le mas des allouettes » des frères Vittorio et Paolo Taviani

Longue marche pendant laquelle des milliers moururent de faim et d’épuisement, tandis que les plus jolies furent violées à répétition par des militaires de leur escorte. Les femmes surprises en train de s’enfuir étaient brûlées vives. Comme dans l’Allemagne hitlérienne, il y avait aussi en Turquie des Justes (Moritz Bleibtreu joue un jeune officier qui devient témoin à charge dans le procès des Unionistes en 1919), qui aidaient les Arméniens, mais contre les mots d’ordre des Jeunes Turcs, de telles velléités ne purent s’exercer au grand jour. A l’heure où Monsieur Blocher fait les yeux doux à ses collègues turcs, il est peut-être présomptueux d’attendre ce film dans nos régions, mais il est important qu’il soit distribué dans cette Europe dont la Turquie négationniste aimerait faire partie.
Au mois prochain

Raymond Scholer