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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - juillet 2022

Compte-rendu

Article mis en ligne le 4 juillet 2022
dernière modification le 2 août 2022

par Raymond SCHOLER

Regard sur deux films des Philippines et sur le parcours des réalisateurs Robert Eggers et Alex Garland, visionnaires.

Ayesha Cervantes dans « Rabid »

Deux films des Philippines
Il y a peu (voir Scènes de mai 2022), nous vîmes d’Erik Matti le bien charpenté On the Job 2 : The Missing 8 , sur la corruption endémique dans son pays et le sort peu enviable qui y attend les lanceurs d’alerte. Dans le film à sketches Rabid (2022), l’infatigable réalisateur s’intéresse aux infections, pandémies et autres fléaux biologiques. 4 histoires, chacune dans un style différent, allant de l’horrifique au cocasse, en passant par la poésie pure. Le premier sketch se déroule entièrement dans une maison cossue dont les habitants, télétravailleurs, n’ont guère souffert des restrictions dues au Covid-19. Une sourde-muette qui quémande un peu de nourriture à la porte est engagée sur-le-champ par la maîtresse de maison, car leur ancienne servante n’est plus disponible. Peu à peu, la vraie nature de la nouvelle pensionnaire est révélée : c’est une sorcière qui plie toute la maisonnée à ses désirs. Le désordre menace. Heureusement que le petit copain de la fille de la maison est féru d’occultisme. Le second chapitre se situe au milieu d’une apocalypse de zombies où le mari d’un couple réfugié dans un souterrain essaie de sevrer sa femme de son addiction à la viande humaine. Dans le troisième, situé dans un hôpital, une infirmière, rechignant à nettoyer les indigents grabataires, est persécutée par le fantôme d’une vieille femme qui lui assène des avalanches de caca et de vomi, pour la rappeler à ses devoirs. Dans le dernier, une mère célibataire, pour sortir de la dèche, s’essaie à la cuisine online. C’est un flop complet jusqu’au moment où un accord avec une puissance occulte lui fournit un additif qui rend ses plats irrésistibles. Du jour au lendemain, elle devient célèbre, mais les effets secondaires de l’ingrédient miracle deviennent évidents et c’est son fils qui est le premier à en montrer les symptômes.

Eula Valdez, Rocky Salumbides et Timothy Castillo dans « Neomanila »

Neomanila (2017) de Mikhail Red s’insurge contre la campagne d’extermination des trafiquants de drogue chère au président Duterte. Toto, un ado des bas-fonds de Manille, dégoûté par la mort par overdose d’un copain, se fait embrigader par un couple de flics en civil pour des expéditions nocturnes où ils exécutent de sang-froid une flopée de jeunes dealers endormis et mettent la main sur leur came pour s’autofinancer. La policière se montre très protectrice et maternelle avec la recrue, mais, à dix minutes de la fin du film, le spectateur doit encaisser un coup de poing inopiné. Le policier a estimé qu’il est temps pour Toto de montrer ce qu’il a appris et d’exécuter le petit malfrat qu’ils viennent d’arrêter. Mais quand Toto pointe l’arme sur celui-ci, la femme tire sur son partenaire et abat Toto. On comprend qu’elle est la mère du nouveau jeune et qu’elle a fait le métier mortifère uniquement dans le but de retrouver son fils pris dans les rets de la drogue. Mais, lui, a-t-il envie d’être retrouvé ? Une charge impitoyable, à la lisière du nihilisme.

« The Northmann » de Robert Eggers

Robert Eggers et Alex Garland, visionnaires
Dès son premier film, The Witch (2015), récompensé au festival de Sundance, l’Américain Robert Eggers fut classé dans une catégorie à part, celle, clairsemée, des visionnaires. Décrire la désagrégation d’une famille de colons puritains, aux prises avec une force maléfique, dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, ne relève en effet pas des standards cinématographiques en vogue. Le film fut aussi l’acte de naissance d’Anya Taylor-Joy, une actrice souvent associée à des projets inhabituels et que nous retrouvons dans le 3e film d’Eggers, The Northman . Depuis presque deux mois à l’affiche, cette plongée ultrasensorielle dans le monde barbare, testostéroné et ensorcelé, inspiré des récits vikings transmis en norrois, n’a pas eu le succès escompté. Les œuvres visionnaires ne font jamais un tabac à leur premier contact avec le public, elles se méritent avec les visites répétées. L’histoire racontée est celle du berserker Amleth, prince du Jylland, qui, enfant, a vu son père, un roi local, tué par son propre frère et a juré qu’il consacrerait sa vie à la vengeance. La version la plus ancienne de cette histoire est narrée dans le livre 3 de la Gesta Danorum (ca 1200) de Saxo Grammaticus, dont le Hamlet de Shakespeare est la version ultime, civilisée et adoucie. Eggers veut d’emblée faire aussi réaliste que possible : le récit démarre dans l’Atlantique Nord à la fin du 9e siècle. Le petit Amleth échappe à la vindicte de son oncle félon et sera adopté plus tard par une bande de maraudeurs spécialisés dans l’attaque de villages slaves, dans le but de vendre les survivants comme esclaves aux vikings. Les massacres se font dans la boue et seuls les chefs portent autre chose que des vêtements de lin ou des peaux de bête. Amleth réussit à se glisser dans un lot d’esclaves destiné à son oncle, qui a entretemps été chassé de ses terres danoises par le roi de Norvège et a trouvé refuge en Islande. C’est pendant ce voyage que notre héros trouvera en Olga (Anya Taylor-Joy) une alliée précieuse. Il y a des chrétiens parmi les esclaves, mais dans l’Atlantique Nord c’est toujours Odin et Freyja qui sont vénérés, avec leur cortège de sortilèges. Cela tombe bien : Eggers a une fascination pour les propriétés magiques des animaux (la chèvre noire de The Witch, la mouette maudite dans The Lighthouse (2019). Dans The Northman, des louveteaux mènent Amleth à une épée magique et des corbeaux s’activent à couper ses liens de leurs becs lorsqu’il est laissé pour mort par ceux qui l’ont torturé.

Jessie Buckley dans « Men » d’Alex Garland

Alors qu’Eggers s’ingénie à recréer les époques passées, le Britannique Alex Garland génère des visions du futur : son premier film Ex Machina (2014) décrit l’avènement d’autonomie chez une androïde, son second, Annihilation (2018), annonce rien de moins que la fin de l’humanité dans une orgie de mutations accélérées. Comme Eggers, Garland en est à son troisième film. Men (2022) s’intéresse à une veuve (Jessie Buckley) traumatisée par la mort (accidentelle ou voulue ?) de son mari qui, en tombant, sous ses yeux, du dernier étage de leur immeuble, s’est empalé sur la clôture et s’est déchiqueté bras et torse. Comme cet événement a suivi de peu une dispute entre les époux, sa conscience la taraude et elle cherche à retrouver une certaine sérénité dans un BnB domanial pittoresque à trois heures de Londres. Elle y est accueillie par un gardien légèrement excentrique, à l’humour un tantinet inquiétant (Rory Kinnear). En explorant les environs, elle aperçoit un homme nu qui la poursuit jusque chez elle et qui a les mêmes traits que le gardien. Elle alerte la police, en faisant mine de ne pas remarquer que l’agent ressemble aux deux mâles précédents. Comme le vicaire, qui lui met la main sur la cuisse et laisse entendre qu’elle est responsable de la mort de son époux, et même le petit gamin qui la couvre d’invectives misogynes, bref, tous les hommes du village ont les traits de Kinnear, dont la performance exceptionnelle mérite d’être soulignée. La femme assaillie de mâles toxiques. Garland ne s’arrête pas là, mais enfonce le clou en montrant des corps masculins nus soudain dotés de vagins qui donnent naissance à d’autres mâles de taille adulte et ainsi de suite, dans une concaténation perpétuelle de mises au monde, comme pour insister sur le fait que l’homme restera l’homme, et que la femme n’y changera jamais rien. Film manifeste ou preuve tant attendue par Alice Coffin ?

Bon été

Raymond Scholer