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Cine Die - février 2010

Parcours à travers le festival « Lumière2009 » (Grand Lyon Film Festival) et la 28e édition du festival “Giornate del Cinema Muto“.

Article mis en ligne le février 2010
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

« The Art of Noir »

« The Prowler » de Joseph Losey

Parmi les films sélectionnés par Eddie Muller, seul The Prowler (1951), le troisième film de Joseph Losey, devrait être familier aux cinéphiles de France et de Navarre, grâce au ciné-club de Patrick Brion et à la renommée de son auteur, qui fit partie du « carré d’as » des mac-mahoniens dès le début des années 50. Edward Dmytryk, pour avoir donné des noms sous le maccarthysme, n’a pas eu droit à un respect aussi soutenu, quand bien même il dut payer son refus initial de témoigner par six mois de prison.
Un des films qu’il tourne après sa libération est The Sniper (1952), un des premiers portraits hollywoodiens de serial killer. Le sujet est encore neuf et Dmytryk l’aborde de manière clinique, sans le moindre recours à un sensationnalisme de boulevard. Essayant de capter les gestes et maniérismes d’un névropathe, Arthur Franz appuie juste un peu trop son jeu par un côté emprunté et une expression souffrante : son visage se déforme presque de dégoût à la vue de ces femmes dont il se sent méprisé et auxquelles il voue une haine sans bornes. L’assassinat d’une chanteuse de cabaret avec un fusil à lunette, la mort d’un témoin tombant d’une immense cheminée et l’acharnement du tueur, dans une fête foraine, à mettre dans le mille afin de faire dégringoler de façon répétée une infortunée jeune femme dans une piscine, sont autant de moments sadiques mémorables d’un film qui décèle dans la misogynie de son personnage une excroissance de l’idéologie sexuelle ambiante.

« The Web » de Michael Gordon

Mais venons-en aux deux grandes (re)découvertes du festival lyonnais : Woman on the Run (1950) de Norman Foster et The Web (1947) de Michael Gordon, que Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon avaient déjà loués dans 50 Ans de Cinéma Américain, décidément un des deux ou trois livres les plus indispensables écrits sur le cinéma. Foster, qui avait pendant quatre ans égrené des Mr Moto et des Charlie Chan pour la Fox, eut la chance d’être choisi par Orson Welles – il faisait autrefois partie des Mercury Players - pour tourner à sa place Journey into Fear (1942), un thriller remarquablement adapté d’un roman d’Eric Ambler, où il arrivait à créer une atmosphère oppressante du meilleur aloi. Woman on the Run est la preuve éclatante que Foster pouvait parfaitement fonctionner sans Welles. Un artiste de San Francisco, promenant son chien un soir, est témoin d’un meurtre crapuleux. Comme il pourrait reconnaître le tueur, qui a même tiré dans sa direction, la police aimerait le mettre au frais pour le protéger. Pas convaincu, l’homme décide de se terrer ailleurs, mais l’inspecteur (Robert Keith) fait pression sur sa femme (Ann Sheridan) pour qu’elle le persuade de se rendre, d’autant plus qu’il a besoin de médication constante.

« Journey into Fear » de Norman Foster

Un journaliste hâbleur (Dennis O’Keefe) propose à l’épouse de l’aider à dépister son mari contre la promesse de l’exclusivité en cas de succès. Les dialogues incisifs et vachards entre ces personnages jettent une lumière désabusée sur un mariage affadi par le temps et la routine. Au fil des pérégrinations à travers les endroits qu’ils fréquentaient en couple, la femme remarque un peu partout les signes d’amour que son mari a laissés : la quête devient reconquête. Au beau milieu du film, un indice met le spectateur au parfum : le journaliste est en fait le tueur. Ni la femme ni la police ne s’en douteront jusqu’au dénouement. Le suspense hitchcockien se greffe alors sur cet admirable jeu de piste amoureux dont on sort enthousiaste fostérien. Le film existe en DVD chez Synergy Entertainment.
La réputation de Michael Gordon, ancien « blacklisté » comme Dmytryk et au chômage pendant huit ans avant de faire acte de contrition pour avoir du travail, se fonde justement sur le film qui lui a remis le pied à l’étrier : Pillow Talk (1959) avec le tandem Rock Hudson-Doris Day, un des plus gros succès commerciaux du cinéma américain. Dans ce film comme dans les suivants, Gordon se tint à carreau, ne quittant pas la voie royale de la comédie inoffensive et stéréotypée qui prétend dire les quatre vérités sur la guerre des sexes, alors qu’elle n’arrive même pas à épeler le mot.
Les films que Gordon a réalisés avant la chasse aux sorcières contiennent en revanche des perles, dont The Web est certainement la plus brillante. Un jeune avocat (Edmond O’Brien) accepte, pour une coquette somme, de servir de garde du corps à un riche industriel (Vincent Price) qui se croit menacé par un ancien partenaire (Fritz Leiber), libéré après cinq ans de prison pour détournement de fonds. L’avocat réussit à se faire délivrer permis et flingue par un copain policier (William Bendix). Le lendemain, croyant Price attaqué par Leiber, il tue ce dernier.

Doris Day et Rock Hudson dans « Pillow Talk »
Photo by Bob Willoughby – © MPTV

Pris de remords et suspecté par Bendix d’avoir fait le coup pour de l’argent, O’Brien finit par penser qu’il a été manipulé. Heureusement que la secrétaire de Price (Ella Raines) a pour lui les yeux (et quels yeux !) de Chimène. Les dialogues hardboiled du scénariste William Bowers sont un régal rehaussé par la diction suave de Price, le débit assassin de Bendix et l’humour corrosif de O’Brien.

Shin Sang-Ok
La carrière du père fondateur du cinéma moderne coréen s’étend de 1952 à 2004. Alors que le Far East Film Festival d’Udine en avait éclairé en 2008 la première partie et montré notamment l’importance déterminante de son épouse Choi Eun-Hie (sa muse et la star de presque tous ses films, vénérée par Kim Jong-Il, qui la fera kidnapper ainsi que son mari) dans son œuvre, Lyon prend la relève avec 4 films du début des années 60. Dans The Evergreen Tree (1961), Choi incarne une étudiante idéaliste qui, dans les années 30, se fait envoyer dans une province reculée pour y construire une école et alphabétiser les enfants, tandis que son copain d’études retourne dans son village natal pour syndicaliser les paysans et introduire des méthodes agronomiques plus efficaces. Le gouvernement colonial japonais voit toutes ces initiatives progressistes d’un mauvais œil, à la grande joie des propriétaires terriens. Le jeune révolutionnaire rongera son frein en prison, tandis que sa fiancée se tuera littéralement à la tâche. Réalisé avant l’entrée de la Corée du Sud en dictature sous Park Chung-Hee, le film exprima une si grande foi dans les ressorts du peuple qu’il fut loué et même utilisé comme œuvre de référence en Corée du Nord.

Shin Sang-Ok

L’Arche de Chasteté (1962) est une attaque en règle contre la tyrannie des traditions. Une veuve coréenne patricienne est censée rester célibataire et se complaire dans la solitude. Choi, veuve indigne, tombe amoureuse d’un domestique et a un enfant de lui. La belle-famille décide alors de chasser le domestique et son fils. Choi, respectueuse des coutumes, reste et s’occupe de sa belle-mère qui la traite comme du poisson pourri. Les années passent, la vieille devient incontinente et grabataire et Choi continue son travail d’esclave. L’enfant entretemps a grandi : le jeune homme cherche à revoir sa mère. Lorsqu’il se présente à Choi, elle nie être sa mère, jusqu’à ce que la belle-mère, n’y tenant plus, révèle la vérité et réunit les deux, ayant enfin trouvé une occasion de se racheter.
Les deux autres films, Prince Yeonsan (1961) et Yeonsan le Tyran (1962) racontent la vie scandaleuse du roi fou qui a régné sur l’Empire du Matin Calme de 1494 à 1506. Voulant réhabiliter sa mère – reine déposée et exilée pour avoir soi-disant porté la main sur la personne du roi, puis empoisonnée sur ordre de sa belle-mère et interdite de sépulture royale –, le prince se heurte au refus de la cour. Devenu roi, il se venge et se livre peu à peu à des excès de tous genres, depuis les exécutions en masse de hauts dignitaires aux orgies avec des femmes ramassées dans le pays entier, avant d’être déposé à son tour par une révolte de nobles. Im Kwon-Taek reprit le sujet en 1988 (Yeonsan Ilgi) et le traita avec un degré de licence scabreuse que Shin ne pouvait que suggérer de façon allusive. Prince Yeonsan a été restauré dans ses couleurs originelles qui font du film un véritable festin ophtalmique.

« Prince Yeonsan » de Shin Sang-Ok

Cet émerveillement esthétique de tous les instants compense un peu l’alignement pas très dynamique de séquences bavardes où des personnages complotent, menacent, injurient et se pavanent de manière sentencieuse. Yeonsan le Tyran n’a pas été restauré, mais l’insuffisance des couleurs est amplement palliée par une construction plus serrée et une constante tentative anti-manichéenne de voir derrière le despote le fils qui n’a pas oublié sa mère. C’est un roi très joyeux, comme s’il était enfin libéré de ses obligations, qui part en exil dans la dernière séquence.
Vivement « Lumière2010 » !

Le Giornate del Cinema Muto (28e édition)
La messe annuelle du muet à Pordenone (Frioul) prend de la bouteille. Mais il faut bien l’avouer : cette fois-ci, la quête de chefs-d’œuvre inconnus a fait chou blanc. Encore que la rétrospective Albatros réservât d’heureuses surprises. La plus grande déception fut le programme concocté autour du thème « Sherlock et les autres : le détective britannique au cinéma muet ». Voir à longueur de films des gentlemen en tweed fumeurs de pipe disserter en intertitres sur les dangers qui les guettent au détour de sombres couloirs ouvrant sur des fumeries d’opium (chez Fu Manchu) ou des passages secrets de châteaux (à Baskerville ou ailleurs) s’avère très éprouvant.

Affiche du film « A Canine Sherlock Holmes » de Stuart Kinder

On retiendra The Sign of Four (1923, Maurice Elvey), parce que le film se clôt sur une poursuite en hors-bord sur la Tamise (la notion même de mouvement faisait jusque-là défaut dans le genre) ; A Canine Sherlock Holmes (1912, Stuart Kinder), où le chien Spot prend des initiatives bien placées pour aider son maître, le détective Hawkshaw ; et The Amazing Partnership (1921, George Ridgwell), qui montre, une fois n’est pas coutume, une femme détective qui n’a pas peur de s’exposer au danger : il est vrai que l’actrice Gladys Mason n’est pas – ses vêtements stricts et sa mâchoire carrée en témoignent – une mauviette !
Bien plus intéressant que ces films fut l’interview de Sir Arthur Conan Doyle filmée (en sonore) en 1928 à Windlesham Manor, où l’auteur, avec une candeur touchante, affirme que les fées existent vraiment et qu’elles se sont manifestées à lui et que c’est encore le seul message qu’il a à apporter au monde.
La suite au mois prochain.

Raymond Scholer