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Cine Die - février 2009

Le giornate del cinema muto 2008 : suite des commentaires

Article mis en ligne le février 2009
dernière modification le 29 janvier 2012

par Raymond SCHOLER

Le giornate del cinema muto 2008 (suite)


Griffith tardif
Le dernier muet de Griffith, Lady of the Pavements (1929), est une sublime histoire d’amour entre une chanteuse de cabaret parisien et un attaché militaire allemand, initiée, puis contrecarrée par une comtesse dépitée. La fourbe tireuse de ficelles est incarnée par la vamp exotique d’origine française Jetta Goudal, dont les moues boudeuses et les regards lascifs déclinent un troublant programme érotique. Le jeune homme (William Boyd, plus tard Hopalong Cassidy dans 66 films) la trouve peut-être trop défraîchie à son goût et la comtesse jure de se venger. Ses rabatteurs ont tôt fait de lui dénicher une chanteuse hispanique dans un bouge à apaches qui semble représenter à la fois l’échelon le plus bas de la respectabilité et le plus haut de la séduction (car il s’agit de Lupe Velez).

Lupe Velez dans « Lady of the Pavements »

Le plan est de transformer la belle en femme du monde (ce qui nous vaut des séquences délicieusement comiques), de lui faire rencontrer le diplomate et de révéler au comte, le jour de leur mariage, la fange dont son épouse est issue. Il va sans dire qu’entre les tourtereaux s’installera un amour véritable qui se moque des questions de réputation et l’intrigante y sera pour ses frais. Sans doute à cause de l’européanité du sujet, on ne retrouve plus dans les intertitres cette prose victorienne qui alourdit souvent les projets les plus personnels de Griffith. La plus belle scène du film a lieu après la funeste révélation : Lupe, honteuse et marrie, se réfugie au cabaret pour reprendre sa vie antérieure et pendant qu’elle chante, elle voit sur chaque client les traits de son mari (il y a 13 William Boyd dans le plan !)… jusqu’à ce que l’un de ces hommes s’approche et la prenne dans ses bras.
L’année suivante, Griffith se lance dans le sonore avec une biographie d’Abraham Lincoln (1930) qui, à l’opposé de The Birth of a Nation (1915), ne se veut pas épique, mais essaie de restituer par des scènes dialoguées (le film est souvent accusé d’être bavard) à la Maison Blanche, l’effet que la Guerre de Sécession produit sur le couple présidentiel et, par extension, sur les Américains. Si l’on fait abstraction de la Chevauchée de Sheridan, dont le côté spectaculaire est suggéré purement par les angles de prises de vue et une utilisation sophistiquée du son, il n’y a pas de scènes de bataille. Le film est un Kammerspiel historique qui propose, à travers le jeu et le langage foncièrement terre-à-terre de Walter Huston, un portrait intimiste de Lincoln en Père de la Nation. Difficile de ne pas se sentir en confiance avec un président pareil.

Hal Skelly dans « The Struggle »

En 1931, Griffith tourne au Bronx ce qui devait devenir, à la suite de son échec public retentissant, son dernier film : The Struggle. L’échec est compréhensible : un public qui souffre d’une grave crise économique va au cinéma pour être diverti. Or voilà que Griffith lui soumet une des plus implacables charges contre l’alcoolisme qu’on ait pu voir au cinéma. Un père de famille sombre, au gré de sournois petits verres clandestins après le boulot – on est en pleine Prohibition ! –, dans une vie de déchéance et de délirium qui lui fait perdre travail, maison et famille. Dans un accès de démence terrible, il attaque sa propre petite fille, une séquence que le public américain ne pouvait que récuser. Ce qu’il fit de la façon la plus cruelle possible, éclatant de rire lors de la première du film. Griffith se cloîtra dans sa chambre d’hôtel et refusa de voir qui que ce soit. Seule une fin un peu trop optimiste – qui laisse l’épouse retrouver le mari et le soigner jusqu’à l’abstinence – empêche le film d’atteindre au chef-d’œuvre. Mais les Américains s’étaient si bien accommodés de la Prohibition (la consommation d’alcool était plus abondante qu’avant) qu’ils ne voulaient sans doute pas se voir dans le miroir que leur tendait le premier de leurs grands cinéastes.

Marion Davies dans « Little Old New York »

Hollywood on the Hudson
Même si l’essentiel de la production américaine se fabriquait sur la côte du Pacifique, les environs de New York restaient une terre de tournage, notamment pour les films indépendants, expérimentaux et d’animation. Dans les années vingt, Griffith tourna plus souvent à l’Est qu’à l’Ouest, les studios de New York étant considérés comme des laboratoires et non comme des fabriques. Parmi les films choisis pour représenter cette production, citons-en deux avec Marion Davies. Dans Little Old New York (1923) de Sidney Olcott, la comédienne incarne une jeune Irlandaise obligée de se faire passer pour son frère pour réclamer un héritage aux Etats-Unis. Davies joue donc tout le film déguisée en homme. Son cousin américain se sent tout chose en sa présence sans pouvoir expliquer son attirance. Le pot aux roses est découvert lorsque Davies est mise au pilori pour être flagellée en public. Mais avant ce dénouement dramatique, elle aura eu l’occasion de croiser tous les people qui comptaient dans le New York du XIXe, depuis Robert Fulton à Washington Irving en passant par Cornelius Vanderbilt. Autre divertissement historique plaisant : Janice Meredith (1924) d’E. Mason Hopper. Le film fête la Révolution Américaine pour ses 150 ans et recrée plus ou moins les mêmes « tableaux » qu’America (1924) de Griffith, la Traversée du Delaware par Washington en plus. Davies joue une jeune fille de la jet-set coloniale amoureuse d’un agent secret de Washington, alors que son père, propriétaire d’un grand domaine dans le New Jersey, est comme cul et chemise avec les Britanniques. C’est elle qui apprend que ceux-ci s’apprêtent à attaquer l’arsenal de Lexington et qui donne l’alerte qui déclenche la chevauchée de Paul Revere. C’est aussi elle qui fournit à Washington le dispositif des troupes ennemies à Trenton. Lorsque son amant est mis aux fers par les Anglais, c’est elle qui réussit à le libérer en ensorcelant le soldat censé le surveiller, incarné par nul autre que W.C.Fields dans son premier rôle au cinéma.

W.C.Fields et Carol Dempster dans « Sally of the Sawdust »

W.C. Fields muet
D’autres films avec Fields montraient que le comique n’avait pas besoin du son pour faire rire. En tant qu’artiste de vaudeville (depuis 1897), il était en effet habitué à se produire dans de vastes salles sans amplification sonore adéquate où l’effet comique perçu par les spectateurs du fond se limitait aux éléments visuels. Les personnages qu’il incarnera dans les films sont donc souvent des variantes de caractères qu’il avait créés et fignolés sur scène, comme p.ex. le saltimbanque hâbleur de Sally of the Sawdust (1925, Griffith).

Griffith dirigeant W.C.Fields et Carol Dempster dans « Sally of the Sawdust »

Dans Running Wild (1927) de Gregory La Cava, on peut le voir dans 2 de ses avatars : le rond-de-cuir timide opprimé par sa famille et ses employeurs et le fier-à-bras tyrannique, puisque l’un se tranforme dans l’autre à mi-film grâce à l’intervention d’un hypnotiseur. Dans So’s Your Old Man (1926, La Cava), on retrouve la célèbre leçon de golf qui était un de ses numéros de vaudeville les plus connus (Fields l’a d’ailleurs adaptée à deux reprises au cinéma sonore avec un monologue surréaliste débité sur son ton geignant caractéristique). Dans le film, Fields est un inventeur à la petite semaine dans un bled perdu qui passe le plus clair de son temps dans son garage, avec quelques potes désœuvrés, à siffler des bouteilles de provenance douteuse et à trouver la formule du pare-brise incassable. Méprisé par les gens bien de la commune à cause de ses manières frustes, il ne sera accepté au country club qu’après avoir vendu son brevet aux nababs de l’automobile. L’alcool l’entraînant à des actes irréfléchis comme l’achat d’un mulet, Fields essaie de passer inaperçu en broutant l’herbe à côté de l’animal, sans doute le gag le plus désopilant et le plus étrange de ce film superbe.
Au mois prochain.

Raymond Scholer