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Le cinéma au jour le jour
Cine die - décembre 2019 & janvier 2020

Compte-rendu

Article mis en ligne le 2 décembre 2019
dernière modification le 7 février 2020

par Raymond SCHOLER

Les 38e Giornate del Cinema Muto, Pordenone

Florence Reed dans « The Woman under Oath »

Le festival démarra avec une petite suite au programme John M. Stahl de l’année passée, The Woman under Oath (1919), qui s’avéra d’emblée un des moments forts de 2019. Une sorte de Twelve Angry Men, 38 ans avant le chef-d’œuvre de Sidney Lumet et, en plus, avec un point de vue nettement féministe. Jim, un jeune homme timide issu de la classe ouvrière, se trouve au mauvais endroit au mauvais moment et est accusé de meurtre et soumis à un interrogatoire policier terrifiant. Une romancière du nom de Grace (la grande Florence Reed) est choisie comme jurée dans son procès. Elle est la première femme - selon le scénario - à siéger de la sorte dans un procès criminel dans l’état de New York (qui n’allait permettre une telle chose qu’en 1927). Rappelons qu’en 1919, les Américaines n’avaient pas encore le droit de vote et on se demandait si siéger dans un jury était compatible avec le tempérament féminin. De toute façon, il était hautement immoral de lâcher une femme dans un groupe d’hommes forts en gueule. Stahl non seulement immerge son personnage dans ce cénacle judiciaire, mais lui confie encore le rôle de convaincre ses 11 collègues qu’en l’absence de preuves réelles, il faudrait rendre un verdict de non-culpabilité. Le film, passionnant de bout en bout, est sans doute le plus intelligent des mélos judiciaires.

Reginald Denny, Britannique qui acquit dans les années 20 le statut de « all-American hero », grâce à son physique athlétique et son sens de l’humour, était à l’honneur avec ses meilleures comédies Universal. Dans Oh, Doctor ! (Harry A. Pollard, 1925), il incarne un personnage tout à fait à l’opposé de ses rôles habituels de casse-cou intrépide. Rufus est convaincu depuis la prime enfance qu’il est trop malade pour supporter le moindre stress. Il est sûr qu’il va mourir d’un moment à l’autre. Quand un trio d’opportunistes découvre qu’il héritera de 750’000 dollars dans trois ans, ils lui proposent 100’000 tout de suite, à condition qu’ils puissent encaisser sa fortune le moment venu. Pensant qu’il tient là le deal du siècle, Rufus signe illico. Les trois parrains engagent l’infirmière Mary Astor pour prendre soin de lui et le garder en vie et il tombe follement amoureux d’elle. Ses sentiments se cristallisent dans une séquence onirique où il se voit transposé avec sa dulcinée dans un tableau d’une nymphe et d’un faune, soudain vivants, d’un comique irrépressible. En un clin d’œil, Rufus décide d’affronter ses peurs pour gagner sa bien-aimée et se transforme d’hypocondriaque hyper-médicamenté en maniaque de la vitesse et des sports dangereux, mettant sa vie en danger en essayant de peindre le sommet du mât en haut d’un gratte-ciel, battant Harold Lloyd presqu’à plate couture.

Otis Harlan et Reginald Denny dans « What Happened to Jones »
© Kimberly Pucci Coll.

Dans What Happened to Jones (William A. Seiter, 1926), Denny se fait embrigader dans une soirée de poker la veille de son mariage avec Marian Nixon. La police fait une descente, Denny et son oncle rondouillard (le désopilant Otis Harlan) se sauvent de justesse dans un « reducing parlor », où beaucoup de femmes bien en chair et peu vêtues essaient de perdre des kilos. Les deux lascars se cachent finalement dans des caissons de sudation d’où n’émergent que leurs têtes couvertes de linges : ils peuvent tromper les flics pendant un petit moment, mais ils doivent se débarrasser de leurs habits pour ne pas suffoquer. Ils prennent finalement le large, déguisés en femmes. Quand ils arrivent au domicile de l’oncle, les préparatifs pour le mariage battent leur plein. On attend d’un moment à l’autre le frère de l’oncle, un évêque, qui est censé officier. En attendant, Denny enfile le vêtement de l’évêque puisqu’il n’a rien d’autre à se mettre. Mais comment pourra-t-il à la fois faire le jeune marié et diriger la cérémonie ?

Dans Skinner’s Dress Suit (William A. Seiter, 1926), Denny joue un caissier sous-payé qui ment à sa femme Honey (Laura La Plante) et prétend avoir eu une augmentation. Honey lui achète tout de suite un costume de gala et dès qu’il le met, les problèmes commencent : les factures arrivent, il perd son travail, et avant qu’il ne puisse mettre Honey au courant, elle l’entraîne dans une soirée à l’hôtel où séjourne un de ses clients les plus importants. À la fin de la soirée et par l’entremise de leurs épouses, Skinner a conclu avec le client un contrat portant sur un demi-million de dollars et est réintégré comme partenaire dans la société qui vient de le congédier. Cherchez la femme !

Détail qui fait sourire : lorsqu’on découvrit à l’aube du parlant que Denny avait un accent very british, sa carrière de comique populaire prit fin et il dut s’orienter vers les seconds rôles, honorant de son élégance et de son ironie mordante les films les plus divers jusque dans les années 60. En parallèle, fanatique d’aviation (il pilotait un biplan pendant la Grande Guerre), il développa notamment les premiers drones, des appareils radiocommandés, à l’usage des enfants, des studios cinématographiques et, pendant la Seconde guerre mondiale, servant de cibles volantes pour les apprentis artilleurs. Une assembleuse de drones de sa compagnie Reg’s Radioplane, Norma Jeane Dougherty-Baker, devint plus tard le sex symbol du siècle sous le nom de Marilyn Monroe.

Max Linder dans « Le petit café »

Côté comédies, citons deux Max Linder majeurs : Max in a Taxi (Max Linder, 1917) et Le Petit Café (Raymond Bernard, 1919). Dans le premier, Max, pris de boisson, attelle un cheval dans le mauvais sens (tête contre carriole) et réussit à le faire courir en arrière sur une distance appréciable ; dans le second, d’après la pièce éponyme de Tristan Bernard, il joue Albert Loriflan, l’héritier sans méfiance qui travaille comme garçon au Café Philibert et fait du charme à toutes les femmes sans remarquer que la fille de son patron est pleine de grâce et amoureuse de lui. Linder s’intègre avec élégance dans cette comédie de boulevard qui montre qu’on n’a pas besoin d’argent pour être riche.

Mistinguett, la Reine du Music Hall, compensait sa voix limitée par la vitalité de son regard, son sourire et son remarquable jeu de jambes (ces dernières étaient assurées pour un demi-million de francs en 1919), toutes qualités éminemment compatibles avec le cinéma muet.

Après avoir débuté en 1893 sur les planches du Casino de Paris, comme chanteuse, danseuse et acrobate et créé avec Max Dearly la Valse Chaloupée au Moulin Rouge, elle s’installe, dès 1908, au cinéma. Son premier chef-d’œuvre fut La Glu (1913) d’Albert Capellani. L’expression argotique en question désigne une femme fatale qui enchaîne et jette les hommes à la queue leu leu, tous âges et conditions sociales confondus. Avec sa bouche gourmande, ses grands yeux et son corps svelte, Mistinguett est l’interprète idéale de cette dévoreuse. D’autant plus qu’elle excelle dans les poses de défi et d’injures qu’elle prend dès qu’on fait mine de la critiquer.

Mistinguett et Harry Baur (assis) dans « Chignon d’or »
© Direction du patrimoine ciné̇matographique du CNC

Dans Chignon d’Or (André Hugon, 1916), elle joue Mistinguett, la grande diva au style de vie opulent, qui se prépare à jouer sur scène le rôle d’une gigolette des faubourgs, Chignon d’Or. Pour bien entrer dans le personnage, elle se déguise en Chignon et va rôder du côté du Lapin Blanc, où elle s’acoquine avec trois apaches. Elle y rencontre, sans s’en douter au départ, un autre déguisé, le comte Hector de Nages, alias Bébert, joué par Harry Baur, qui s’ennuie seul dans sa vaste demeure. Dès lors, une histoire d’amour entre les deux s’ébauche, passant par moult craintes d’être découverts dans leur identité première, jusqu’au happy end programmé, montrant que les bourgeois, pour trouver le vrai bonheur, sont tenus de s’encanailler.

Le plat de résistance du festival fut la découverte des westerns tournés entre 1914 et 1918 par et avec William Surrey Hart. Ces films fascinèrent en son temps Louis Delluc, qui les comparait aux tragédies grecques et Hart lui-même, exploité en France sous le nom de Rio Jim, à un personnage sophocléen : « Aussi simple qu’Oreste, il se déplace à travers une tragédie éternelle démunie de traquenards psychologiques. » Le héros hartien est un homme sauvage qui se sacrifie pour une femme de vertu idéale. Les seules variantes concernent le degré de sauvagerie du mâle et l’étendue de son sacrifice. Celui-ci peut aller jusqu’à la mort, comme dans Bad Buck of Santa Ynez (1915), The Taking of Luke McVane (1915) ou The Gun Fighter (1917).

W.S.Hart et Sylvia Breamer dans « The Narrow Trail »
© Academy of Motion Picture Arts and Sciences)

Dramatiquement, les avatars de Hart traversent constamment la ligne rouge entre civilisation et anarchie. Parfois, il débute du mauvais côté de la loi comme joueur ou brigand de grands chemins ( The Narrow Trail , 1917), mais se range grâce à une femme ou grâce aux circonstances. Ou bien, il est un honnête homme avalé par le côté sombre à cause de circonstances différentes et de femmes différentes. (Dans The Aryan (1916), il se fait voler au jeu l’or de sa mine par une danseuse de saloon : il lui tue son amant, la kidnappe et fait d’elle son esclave dans le désert où il va régner en chef de bande. Pendant deux ans, son cœur reste noir et de pierre. Lorsqu’une caravane de fermiers perdue dans le désert lui demande de l’aide, il refuse d’abord, mais fond finalement de pitié lorsque la petite Mary Jane vient le morigéner : un Blanc ne refuserait jamais de protéger une femme en détresse.) Pour que ces ressorts fonctionnent, Hart se présente toujours comme un loup solitaire : il ne doit rendre des comptes à personne, mais il n’y a également personne pour partager sa détresse à lui. S’il est pauvre, il l’est de son propre fait, qu’il soit prospecteur ou trappeur. Il sera toujours son propre chef, jamais un cowboy qui ferait partie d’une équipe de garçons de ferme. S’il y a du bétail, c’est qu’il est le boss du ranch (comme p.ex. dans Wolf Lowry , 1917, où il abandonne, le jour de son mariage, toutes ses possessions à sa bien-aimée et au sigisbée qu’elle a cru mort et qui vient d’arriver, pour recommencer ailleurs une vie de prospecteur). Son cheval pie, répondant au beau nom de Fritz, fait partie intégrante de son personnage à l’écran, tout comme son visage de Sioux presqu’impassible où toutes les émotions passent par le regard clair.

Raymond Scholer