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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - décembre 2017 / janvier 2018

Compte-rendu

Article mis en ligne le 5 décembre 2017

par Raymond SCHOLER

Où il est question des 36e Giornate del cinema muto (Pordenone), et de Pola Negri.

« Suites d’un bal masqué » (Jean-Léon Gérôme)

Le festival consacré au cinéma muet offrit une tribune à Valentine Robert, chercheuse à l’UNIL, qui a pu identifier dans une trentaine de bandes muettes réalisées entre 1897 et 1913, essentiellement en France, des tableaux vivants, c’est-à-dire des plans reprenant quasi à l’identique, des sujets de peintures plus ou moins célèbres. Le tableau Suites d’un bal masqué de Jean-Léon Gérôme, datant de 1857, fut ainsi recréé dans les derniers détails dans Un duel après le bal (1902) de Ferdinand Zecca.

« Un duel après le bal » (Ferdinand Zecca)

Les morts de Marat ou de Nelson et la vie du Christ, des scènes de bataille de la Guerre de sécession ou de la guerre franco-prussienne (p.ex. le célèbre tableau d’Alphonse de Neuville, Les dernières cartouches de 1873) ne manquaient pas, car les films religieux et à costumes eurent du succès dès les débuts du cinématographe. Un pourcentage important de ces tableaux vivants filmés concernait la nudité, car la reconstitution de tableaux représentant Vénus ou Phryné était la parfaite justification pour exhiber des modèles nus, le premier alibi du cinéma érotique. La nudité était cependant toute relative, camouflée par des justaucorps couleur chair. On ne peut que regretter que la présentation orale de ces films fût transformée en charabia par l’ignorance cavalière de la prononciation anglaise.

Cinéma scandinave
2017 marque le centenaire du début de ce qu’on appelle « l’Âge d’or » du cinéma suédois, inauguré en 1917 par Terje Vigen de Victor Sjöström. Films à grands budget et ambition artistique, basés sur des œuvres littéraires réputées et ancrées dans un milieu rural, utilisant les paysages naturels (et méritant de ce fait le label « films nationaux »), ils servaient d’étalons aux autres pays nordiques. Mauritz Stiller et Sjöström n’étaient pas les seuls cinéastes de cette époque prodigieuse. Le Suédois John W. Brunius est pour nous encore un grand inconnu, mais ses deux films Synnöve Solbakken / La petite fée de Solbakken (1919) et Thora Van Deken / Dureté d’âme (1920) révèlent une maîtrise stupéfiante.

Le premier est basé sur une œuvre du prix Nobel norvégien Bjørnstjerne Bjørnson et tire son inspiration visuelle des peintures d’Adolph Tidemand, notamment de Haugianerne (1848) : un autre cas de tableau vivant. Brunius s’est en quelque sorte fait une spécialité de cette recréation systématique de grands tableaux historiques dans ses biographies monumentales, Karl XII (1925) et Gustaf Wasa (1928), réputées indigestes et filmées sans imagination. Sans doute fut-il alors écrasé par les moyens mis en œuvre alors que les ressources modestes de ses premiers films reposaient uniquement sur le talent des acteurs et la qualité du scénario.

Karin Molander et Ellen Dall dans « Synnöve Solbakken »

Dans Synnöve Solbakken , les rejetons de deux familles aisées s’aiment. Les parents de la fille, Synnöve, sont très collet monté – on est chez les luthériens purs et durs - et trouvent que le garçon, Thorbjörn, a une réputation de voyou. Son rival Knud fait d’ailleurs de son mieux pour en convaincre tout le monde. De plus, il y a un garçon de ferme pas net, jadis renvoyé par le père de Thorbjörn, qui refait surface et mijote une vengeance. Et de surcroît, les amants sont séparés par la topographie même des lieux pendant un segment critique de l’histoire. Mais Lars Hanson et Karin Molander, qui incarnent les deux amoureux, vont avoir raison de tous ces obstacles, puisqu’ils se marieront en 1922 et s’envoleront vers Hollywood quelques années plus tard. Comme il avait tourné le film précédent en Norvège pour avoir plus de couleur locale, Brunius se déplace dans la partie méridionale de la Suède, en Scanie, pour les extérieurs de Thora van Deken , basé sur Lille Rødhaette du Danois Henrik Pontoppidan. Une histoire radicalement différente, puisqu’il s’agit de la lutte d’une mère (incarnée par Pauline Brunius, l’épouse du réalisateur) pour préserver l’héritage de sa fille, que le mari divorcé a promis à la fondation de son EMS. Les conflits psychologiques sont dramatisés presque mieux que chez Bergman, alors que Brunius ne peut pas se reposer sur la voix humaine, ce grand atout d’Ingmar. Hélas, la jeune fille se désintéresse des richesses terrestres depuis qu’elle est tombée amoureuse d’un pasteur en partance pour les missions, et les efforts de sa mère semblent de plus en plus vains.

Pauline Brunius, Jessie Wessel et G̈östa Ekman dans « Thora van Deken »

Fante-Anne / Anne la vagabonde (1920) de Rasmus Breistein est le premier film norvégien ancré dans un milieu typiquement norvégien et adapté d’une œuvre littéraire norvégienne de Kristofer Janson de 1878. Les récits agraires norvégiens tournent souvent autour de l’amour qui se joue (ou pas) des frontières de classe et de fortune. Anne est une orpheline qui grandit à côté de Haldor, fils et héritier des propriétaires d’une ferme cossue, mais elle est chassée le jour où la famille découvre que Haldor et elle veulent se marier, car la mère a trouvé un meilleur parti pour son fils. Anne se venge en mettant le feu à la nouvelle maison construite pour Haldor et sa promise. Le garçon de ferme, Jon, amoureux d’Anne depuis longtemps, se dénonce à la police à sa place et, après avoir purgé sa peine, émigre avec Anne aux Etats-Unis, le sauveur amenant la pécheresse au paradis. Mais c’est aussi l’histoire d’une femme qui se révolte contre l’ordre établi et fait fi de la tradition et de l’autorité. Quant à Rasmus Breistein, ce fils de paysans est un des vrais pionniers du cinéma norvégien dont la carrière s’étend du muet aux films parlants en couleur.

Sigurd Langberg, Karina Bell et Emanuel Gregers dans « Morænen »

Morænen / La Maison des ombres (1924) de Anders Wilhelm Sandberg est un des rares films danois à accentuer la « nordicité ». L’action se déroule dans un paysage désolé en Norvège septentrionale et si ses thèmes, l’héritage et le conflit intergénérationnel, sont communs à presque tous les mélos ruraux nordiques, aucune base littéraire de prestige n’est à signaler. Alors que dans les films suédois, le paysage est chargé de grandeur, de vitalité et de fierté nationale, il n’est ici qu’un sinistre terrain vague qui opprime les âmes de ses habitants. Les intertitres font souvent allusion au caractère sans joie des régions sans soleil et les intérieurs aux fenêtres trop petites soulignent l’atmosphère claustrophobe. Un patriarche au cœur de pierre pousse sa femme tout juste relevée d’un accouchement au suicide, parce qu’il a appris qu’elle le trompait et que son fils aîné, Vasil, n’est pas de lui. Vingt-cinq ans plus tard, il est toujours en train de ressasser son déshonneur. Son second fils est un demeuré, mais pour rien au monde il permettrait à Vasil de faire la cour à sa filleule, Thora, qu’il a promise au fils d’un de ses métayers. Pourtant Thora et Vasil s’aiment depuis longtemps. Alors qu’il s’apprête à prendre des mesures drastiques pour mater les jeunes gens, le vieil homme est assassiné et Vasil est bien sûr le premier suspect.

Tove Tellback et Einar Sissener dans « Glombalsbruden »

Glomdalsbruden / La fiancée de Glomdal (1926) est le 8e film (norvégien) du Danois Carl Th. Dreyer, juste avant que La Passion de Jeanne d’Arc (1927) ne le rendît mondialement célèbre. Franchement solaire dans sa disposition d’esprit par comparaison avec Morænen , le film se dresse contre la tradition qui veut que les parents arrangent les unions de leurs enfants, et c’est la seule fois dans l’œuvre de Dreyer que le clergé devient la voix de la morale. C’est lui qui réunit les amants. Qu’il est réjouissant de voir une jeune fille de 1925 déclarer : « Ils sont en train de me négocier comme une vache à lait ! »

« Vem Dömer ! » de Victor Söström

Vem Dömer ! / L’épreuve du feu (1922) de Victor Sjöström est le plus catholique de ces films scandinaves, tant le pardon et la rédemption y sont magnifiés. Situé sans indication précise du lieu ni du temps, mais manifestement en pleine Renaissance, le film montre la passion de l’épouse d’un sculpteur vieillissant pour un jeune homme du voisinage. Elle s’appelle Ursula et elle achète une fiole de poison à un moine ambulant. Quand elle a le dos tourné, le moine remplace le liquide létal par une concoction inoffensive. Le sculpteur voit dans un miroir comment sa femme vide la fiole dans son verre et, croyant qu’elle veut l’empoisonner, décède d’une crise cardiaque. Ursula est soupçonnée de meurtre, mais le moine révèle qu’il n’y avait pas de poison dans la fiole. Là-dessus, le grand crucifix de la cathédrale se met à pleurer des larmes de sang, ce qui remet les soupçons sur le tapis : la foule demande qu’Ursula soit soumise au jugement de Dieu, à l’épreuve du feu. Tourné dans des décors vastes pour permettre au chef opérateur Julius Jaenzon de créer des plans d’une composition exquise, le film évoque dans les intertitres le style narratif des chroniques médiévales et décida les Américains à inviter Sjöström à Hollywood.

Pola Negri
Dès le début de sa période berlinoise, Pola Negri a occulté les films polonais (d’Aleksander Hertz) de sa filmographie, car elle aspirait à être une découverte de Max Reinhardt au Deutsches Theater et à la Ufa. Les dix films précédant Die Augen der Mumie Ma (Ernst Lubitsch, 1918) furent simplement balayés sous le tapis, alors que la star était lancée dans son pays natal non seulement comme la « Asta Nielsen polonaise », mais surtout comme l’archétype de la femme fatale, qui détruisait le bonheur de ses amants. À Berlin, la Saturn-Film l’affublait d’un bébé tigre qu’elle promenait en ville.

Pola Negri dans « Mania, die Geschichte einer Zigarettenarbeiterin »

Peut-être en avait-elle marre, car, en 1918, elle rejoignit la Projektions-AG Union (PAGU) – absorbée plus tard par la Ufa - pour jouer Mania, die Geschichte einer Zigarettenarbeiterin de Eugen Illés. Son personnage est l’antithèse de la femme fatale. C’est elle qui se sacrifie pour l’homme aimé. Il se trouve en effet qu’elle est convoitée à la fois par le compositeur Hans van den Hof (qu’elle aime avec passion et réciproquement) et le mécène Morelli qui abuse de son pouvoir en menaçant d’empêcher la présentation de l’opéra du premier, si elle ne lui cède pas. Ne pouvant récupérer l’homme de sa vie, elle décide de mourir sur scène à la première de son opéra, après avoir pris la place d’une danseuse grâce à un stratagème et échangé un pistolet factice contre un vrai. En guise d’ultime preuve d’amour. Sublime !

Raymond Scholer