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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - décembre 2016

Compte-rendu

Article mis en ligne le 5 décembre 2016
dernière modification le 29 novembre 2016

par Raymond SCHOLER

35èmes Giornate del Cinema Muto, Pordenone

William Cameron Menzies (1896-1957)
Pour la première fois, le festival de Pordenone honore un décorateur hors pair, l’Américain William Cameron Menzies (prononcer : Minguiss), dont la création la plus célèbre reste la ville de Bagdad et son palais du Calife dans The Thief of Bagdad (Raoul Walsh, 1924) avec un Douglas Fairbanks, qui ne cesse pas de crever l’écran avec ses prouesses physiques.
Menzies débuta chez la compagnie Famous Players-Lasky comme simple dessinateur pour les réalisateurs Geoge Fitzmaurice et John S. Robertson. Quand la firme se transforma en Paramount Pictures, il devint directeur artistique pour Raoul Walsh et influença durablement le métier de décorateur, montrant qu’il est souvent indispensable de fabriquer d’abord des modèles du décor à échelle réduite pour étudier les problèmes d’éclairage et d’angles de prises de vue. Il supervisa personnellement la construction des décors grandeur nature pour éviter des déconvenues au moment du tournage. Menzies continua à travailler pendant le parlant ( Gone with the Wind , Victor Fleming, 1939, c’est encore lui !), terminant sa carrière comme metteur en scène d’un des premiers films de science fiction en couleurs, Invaders from Mars (1953) et d’un film d’horreur en 3 D, The Maze (1953).

Julanne Johnston et Douglas Fairbanks dans « The Thief of Bagdad »

À Pordenone, nous pûmes voir la moitié existant encore de The Dove (Roland West, 1927), une sorte de Dame aux Camélias, avec Norma Talmadge. Gilbert Roland était son jeune amant fougueux, Noah Beery (imitant à la perfection tous les tics de son frère Wallace) le vieux saligaud tyrannique. Menzies avait carte blanche pour créer au studio le pays mythique de Costa Roja, “quelque part sur la côte méditerranéenne”, parce que le Mexique où l’histoire était censée se dérouler avait menacé de boycotter le film. Menzies ne s’est bien sûr pas privé de donner une texture bien mexicaine à son lieu imaginaire. Kindred of the Dust (Raoul Walsh, 1922) est un mélo d’une noblesse certaine : l’héritier d’une grande scierie est séparé par ses parents d’une pauvresse qu’il adore et qu’il aimerait épouser contre leur gré. Lorsque la jeune fille met au monde un bambin, elle est mise au ban de la communauté. À son retour des études, le jeune homme est heureux de se découvrir papa, mais sa famille ne veut pas d’une fille mère comme bru. Commence alors une lutte épuisante jusqu’à l’acceptation finale. The Garden of Eden (Lewis Milestone, 1928) est une comédie sentimentale où une danseuse de ballet au chômage devient la fille adoptive d’une comtesse (qui est obligée de gagner sa vie comme dame de vestiaire) et fait la connaissance d’un prince charmant et de son oncle fortuné dans un hôtel monégasque. Le chassé-croisé des prétendants est d’une élégance lubitschienne et Menzies élabore un décor parfait pour que l’action puisse se dérouler au travers de portails et de fenêtres ouvertes.

Boris de Fas et John Barrymore dans « Tempest »

Tempest (Sam Taylor, 1928), situé à l’époque de la Révolution russe est l’histoire d’amour d’un officier issu de la paysannerie pour une princesse. Le sergent Markov (John Barrymore) ne doit sa nomination qu’à un général bienveillant qui reconnaît ses qualifications militaires hors pair. Il ne trouve jamais sa place parmi ses collègues de l’aristocratie. L’alcool aidant, il s’introduit dans la chambre de la fille du général (Camilla Horn) pour lui déclarer son amour. À cause de cet impardonnable manque à l’étiquette, il est dégradé et emprisonné. Lorsque la guerre contre l’Allemagne éclate, son grand rival fait tout pour qu’on l’oublie dans sa geôle. Trois années plus tard, les révolutionnaires viennent le libérer et les aristocrates doivent passer sous les Fourches Caudines bolchéviques. En tant qu’officiel rouge, Markov doit assister, impuissant, à l’humiliation et l’exécution du père de sa bien-aimée, mais sauve la princesse en l’épousant. Il tuera le commissaire grimaçant (Boris de Fas) avant de se sauver avec sa femme vers l’Ouest. Toute une garnison de frontière a été créée par Menzies dans le but de faire plus russe que russe.

Natalie Talmadge dans « The Woman Disputed »

The Woman Disputed (Henry King, 1928) se déroule dans le même cadre temporel, mais de l’autre côté de la frontière, à Lemberg. Une prostituée au grand cœur, Mary (Norma Talmadge), fait la connaissance de deux copains, Paul, un officier autrichien (Gilbert Roland), et Nika, un lieutenant russe en permission (Arnold Kent). Les deux hommes tombent amoureux de la belle et ensemble, ils décident de la sortir du caniveau. La Grande Guerre éclate. Chaque officier doit rejoindre son régiment. Paul demande Mary en mariage. Nika ressent cela comme une trahison. Peu de temps après, les Russes occupent Lemberg sous le commandement de Nika. Pour obtenir la libération d’un espion autrichien, camouflé en civil, Mary se donne à Nika. Le lendemain, l’armée autrichienne, grâce aux renseignements fournis par l’espion, reprend la ville. Paul découvre que Mary l’a trompé avec Nika. Ce n’est que lorsqu’une foule immense tombe à genoux devant elle pour la remercier de son sacrifice, que Paul lui pardonne. Une curieuse morale venue de temps immémoriaux que seuls des fanatiques pourront comprendre. Les décors à la limite de l’expressionnisme sont dus à l’admiration que Menzies portait à Der Letzte Mann et Faust de Friedrich Wilhelm Murnau.

Redécouvertes et Restaurations
Deux autres films de la même époque, mais hors corpus Menzies, proposent la même obsession de la Russie, cette fois par le truchement de l’espionnage. Dans The Mysterious Lady (Fred Niblo, 1928), Greta Garbo joue une espionne russe qui subtilise des plans secrets à un officier autrichien (Conrad Nagel). Pour se dédouaner de sa négligence, le jeune homme propose d’aller incognito à Varsovie, à l’époque troisième ville de la Russie tsariste, pour ramener la coupable à un juste châtiment. Le film fut le premier de Garbo tourné sur pellicule panchromatique : son sublime visage pouvait enfin être vu dans toute sa splendeur. Ses lèvres rouges ne paraissaient plus noires comme sur une pellicule orthochromatique, ses yeux bleus ne paraissaient plus pâles comme ceux d’un fantôme. Et Garbo savait mettre en valeur ce visage : regardez-la quand elle baisse ses paupières, extatique au moment de recevoir le baiser de son partenaire. Une autre espionne, jouée par Carmen Boni, agissant pour le compte des révolutionnaires russes, séduit le prince Boris (Ivan Mosjoukine), qui n’est autre que Der Adjutant des Zaren (Vladimir Strijevski, 1929), réussissant même à l’épouser, sans perdre de vue son objectif : tuer le tsar. La tête de Mosjoukine, quand il réalise que sa femme est instrumentalisée par des terroristes, est prodigieuse à voir, son regard se perdant dans le vide pendant un très long moment. L’économie suprême au service de la dramaturgie.

Greta Garbo dans « The Mysterious Lady »

Si les films de 1928/1929 tournaient souvent autour du grand chambardement subi par la Russie, l’autre grand traumatisme du siècle, la Guerre Mondiale, était également revisité et digéré constamment. The Guns of Loos (Sinclair Hill, 1928) est un film britannique qui évoque la Crise des obus de 1915, quand, après à peine quelques mois de guerre, l’approvisionnement en armes et munitions au sein des armées alliées fut sérieusement compromis. Les ministères n’avaient guère prévu l’effroyable consommation d’explosifs (jusqu’à un million de munitions tirées par jour à Verdun) de la guerre des tranchées. Aussi bien en France qu’au Royaume-Uni, la grève dans les usines de munitions fut dès lors interdite. Dans le film, l’héritier d’une telle usine rentre de la bataille de Loos (septembre 1915), devenu aveugle à cause du dichlore (gaz de combat envoyé par les Britanniques et malheureusement en grande partie rabattu par le vent sur leurs propres positions), et exhorte ses ouvriers à faire des heures supplémentaires pour aider leurs compatriotes sur le front. À ceux qui souscrivent au jugement aberrant de Truffaut, selon lequel Cinéma et Grande-Bretagne seraient incompatibles, on ne peut que conseiller la séquence démentielle des travellings où le héros sauve les canons en les déplaçant à toute vitesse sur des kilomètres avec des attelages de chevaux poussés à bout.

Wallace Beery et Hobart Bosworth dans « Behind The Door »

Behind the Door (Irvin V. Willat, 1919) est un des plus extraordinaires films inspirés par la Guerre Mondiale. D’abord parce que son héros, Oscar, est un taxidermiste d’origine allemande dans la fleur de l’âge (Hobert Bosworth) qui doit prouver qu’il est plus américain que ses concitoyens. Au moment où les États-Unis entrent dans le conflit, il s’engage tout de suite comme capitaine de vaisseau dans la marine. Sa jeune épouse, Alice, reniée par sa famille, trouve refuge sur le bateau de son mari. Le bateau est coulé par un sous-marin allemand : le capitaine et son épouse dérivent dans un canot de sauvetage. Soudain un sous-marin allemand fait surface et récupère l’épouse, mais abandonne à son sort le capitaine, qui menace le commandant allemand, Brandt, de l’écorcher vif s’il arrive quelque chose à sa femme. Une année après les faits, Oscar fait prisonnier Brandt (Wallace Beery) qui ne le reconnaît pas. Les deux capitaines font schmolitz en allemand. Oscar apprend ainsi le sort horrible qu’a subi Alice, violée et tuée par des marins en rut. Il abrutit Brandt d’alcool, le ligote sur la chaise et sort sa trousse de taxidermiste pour accomplir sa funeste promesse. Hélas, l’autre trépasse avant que l’ouvrage ne soit terminé. Quelques années plus tard, Oscar, inconsolable de la perte de son épouse, rend le dernier soupir et rejoint sa bien-aimée Alice. Quoique toutes les cruautés ne soient évoquées que par des intertitres, le film a longtemps traîné une réputation de sadisme.

Joyeux Noël et meilleurs vœux pour 2017
Raymond Scholer