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Le cinéma au jour le jour
Cine Die - décembre 2014

33es Giornate del Cinema Muto

Article mis en ligne le 5 décembre 2014
dernière modification le 25 novembre 2014

par Raymond SCHOLER

Quand on parle de cinéma muet russe, on pense d’abord aux mélos décadents des années 1910, puis aux épopées soviétiques révolutionnaires des années 1920. La comédie, tant russe que soviétique, est toujours considérée comme périphérique. Le festival de Pordenone a donc décidé d’ouvrir une section « Rire Russe » pour faire redécouvrir la comédie muette soviétique. Or, quelle œuvre se prêterait mieux pour lancer cette exploration que celle de Yakov Protazanov, seul cinéaste de sa génération à avoir travaillé avec succès dans la Russie prérévolutionnaire, puis en France et en Allemagne, avant de revenir en Union Soviétique et faire des films tenant tantôt de l’avant-garde, tantôt du réalisme socialiste.

Les comédies muettes de Yakov Protazanov
Comme il excellait dans plein de styles différents, Protazanov était considéré par les férus de la politique des auteurs comme l’antipode même d’auteur. Ce qui se retrouve dans tous ses films, en dépit des différences de style et d’idéologie, c’est l’ironie.
Dans ses films « sérieux » comme La Dame de pique (1916), Le 41e (1927) ou Sans dot (1937), les moments les plus mélodramatiques sont soit affublés de détails inappropriés, soit réduits à l’absurde par un excès de pathos. Dans ses comédies, l’absurde n’est pas affaire de mise en scène, mais résulte de l’accumulation des petites bêtises de la vie courante.

Gornitchnaya Djenni / Jenny, la bonne (1918) date de la période de transition pendant laquelle compagnies étatisées et privées coexistaient. Les dernières étaient centralisées à Yalta, en Crimée. Le climat se prêtait aux tournages, et, en cas de coup dur, Constantinople et l’Europe n’étaient pas trop loin. Dans le cinéma russe traditionnel, on ne mélangeait pas le drame (genre noble) et la comédie (genre de bas étage). Avec Jenny, la bonne, réalisé pour la firme Ermoliev, Protazanov pulvérise cette loi. Comme les mélos tragiques de Evguéni Bauer commençaient d’ordinaire par un enterrement, Protazanov commence le sien par une parodie de Bauer : un cercueil à l’arrière-plan, une combinaison de rideaux et de colonnes formant un cadre dans le cadre au premier plan, beaucoup de fleurs et des personnages groupés debout, immobiles comme des statues. Chez Bauer, une telle entrée en matière annonce destin et désespoir, alors que le film de Protazanov va se révéler léger et optimiste. La personne qu’on enterre est le père ruiné de Jenny, une jeune comtesse. Après avoir rédigé une lettre de références sous une identité d’emprunt, elle trouve un emploi de bonne chez des gens aisés, dont le majordome s’empresse de lui enseigner les bonnes manières. Elle joue le jeu et le jeune maître de la maison tombe amoureux : traditionnellement, la différence de classe devrait s’opposer à une telle union, à moins que Jenny ne révèle son statut d’aristocrate. Elle n’aura pas besoin de le faire, car son naturel la porte vers des relations amicales avec tout le monde (elle s’entend comme larron en foire avec la femme de chambre) et le couple finira par avoir la bénédiction des parents du jeune homme. Une petite révolution dans le cinéma prérévolutionnaire donc.

A. Ktorov et I. Iliinsky dans « Le Tailleur de Tarjok »

Avec Zakroichtchik iz Torjka / Le Tailleur de Tarjok (1925), Protazanov livre un des premiers exemples de la comédie soviétique. Le film fut une commande à la gloire de la loterie d’État, qui donnait aux détenteurs d’obligations la possibilité de gagner une fortune, en guise de remerciement pour avoir prêté de l’argent à l’État. Autre signe des temps : la Nouvelle Politique Économique (NEP), mise en œuvre à partir de 1921, et qui introduisit une relative libéralisation économique, permettant au petit commerce de se développer et à des petits bourgeois d’exploiter des employés ou de les faire passer pour des membres de la famille ou de les épouser carrément pour rouler le fisc. Le récit se déroule dans une petite ville de province, où un jovial tailleur du nom de Petya travaille dans l’atelier de couture de la rondouillarde veuve Shirinkina, que ses jacassantes copines verraient bien en ménage avec son allègre employé. Mais Petya aime la jolie servante Katya, lourdement exploitée par un oncle brutal qui gère l’épicerie du coin. Heureusement qu’un représentant de l’Etat, à l’affût de toute exploitation domestique (sous couvert de liens familiaux), veille au grain. Dans l’espoir d’amadouer sa patronne, Petya achète à une jeune femme qui a perdu son porte-monnaie, un billet de loterie. Lorsqu’il gagne le gros lot, 100 000 roubles, il se met à rêver de sa propre boutique, mais le billet a disparu et passe de main en main dans un enchaînement d’aventures comiques. Comme le happy end (des tourtereaux) est inscrit dans l’ADN du film, le spectateur peut prendre plaisir aux déconvenues des profiteurs. Petya est joué par Igor Iliinsky, et le filou élancé qui fait du plat à la veuve, par Anatoli Ktorov. Ils tiendront aussi les rôles principaux dans Le Procès des trois millions (1926), basé sur une pièce à succès de l’auteur italien futuriste, Umberto Notari, I tre ladri, les trois voleurs en question étant un gentleman cambrioleur, Cascarille (Anatoli Ktorov), un voleur popu, Tapioca (Igor Illinsky) et …un banquier, Ornano (Mikhail Klimov). Ornano, profitant de la faim qui sévit dans les années de mauvaises récoltes en Italie du Nord, entreprend une spéculation pour laquelle il a besoin d’une grosse somme d’argent. Il vend sa maison pour trois millions à une communauté religieuse, après avoir soudoyé les « saints pères » qui la dirigent. Cascarille, ayant eu vent qu’Ornano cache trois millions chez lui, pénètre la nuit dans la maison du banquier, où il rencontre à l’improviste son ami, le voleur Tapioca, qui fait des repérages. L’apparition inopinée du banquier déclenche la fuite de Tapioca, mais Cascarille se sauve dans la chambre de la femme d’Ornano et la fait chanter pour qu’elle retienne son mari chez elle, laissant à Cascarille le temps de fracturer le coffre-fort. Le lendemain, la police arrête Tapioca pour le vol des trois millions. Le jour du procès, Cascarille apparaît dans la salle du tribunal, revendique le cambriolage et jette dans le public des paquets de faux billets. Profitant du remue-ménage, les deux larrons prennent le large.

« Don Diego et Pélagie »

Don Diego et Pélagie (1928) est une dévastatrice mise au pilori de la machine bureaucratique. L’histoire se déroule dans une petite station ferroviaire, où il ne se passe jamais rien et où le papier des journaux est utilisé pour rouler des cigarettes. Don Diego est le sobriquet du chef de gare, qui s’ennuie à mort dans ce bled et s’imagine en hidalgo espagnol du 17e, grâce à ses lectures. Pélagie est une vieille paysanne qui a la mauvaise idée de prendre un raccourci illicite pour traverser les voies de chemins de fer. Don Diego profite de l’occasion pour démontrer son pouvoir et envoie la pauvre femme au tribunal. Elle se retrouve en prison après avoir été repassée comme une patate chaude de guichet en guichet. L’absurdité de son arrestation et de la valse bureaucratique frappera quelques jeunes du Kosomol, qui la feront libérer. Gogol a dû sourire dans sa tombe.

« Anne au cou » (Les grades et les hommes)

Tchiny i Lioudi / Les grades et les hommes (1929), d’après trois nouvelles de Tchekhov, est un pur chef-d’œuvre. Dans Anne au cou , l’actrice Maria Strelkova est éblouissante. Au début, lorsqu’elle quitte son père alcoolique et ses deux petits frères inconsolables pour épouser un vieux fonctionnaire, de 35 ans son aîné, elle est triste et soumise, car, même si elle a pu échapper à la misère de sa famille, son mari ne lui donne pas d’argent. Il lui alloue cependant cent roubles pour se faire une robe pour le bal de la noblesse et lui indique les personnes qu’il faut y saluer pour qu’il puisse monter en grade. C’est lors de cette séquence qu’Ania se rend compte de l’effet de sa beauté sur les hommes et on assiste, en l’espace de quelques danses, à une transformation de la jeune fille en femme fatale qui fait plaisir à voir.

« La mort d’un fonctionnaire » (Les grades et les hommes)

Dans La mort d’un fonctionnaire , un fonctionnaire de police éternue lors d’une représentation à l’opéra et asperge la tête chauve d’un général assis devant lui, entraînant une succession de présentations d’excuses de sa part qui agacent de plus en plus le général, à tel point qu’il finit par chasser l’importun. Rentré chez lui, le fonctionnaire (interprété par un des monstres sacrés du Théâtre d’Art de Moscou, Ivan Moskvine) meurt. Moskvine joue également l’inspecteur de police Otchoumélov dans la dernière partie, Caméléon : l’inspecteur doit s’occuper d’un chien qui aurait mordu un passant et qui pourrait appartenir à un général. Les affres de la conscience du fonctionnaire se modulent au gré des informations contradictoires qui lui parviennent : le chien serait errant, le chien appartiendrait au frère du général…Poilant.

A. Ktorov dans « La Fête de Saint-Jorgen »

La dernière comédie muette de Protazanov s’appelle La Fête de Saint-Jorgen (1930) et réunit à nouveau Ktorov (Korkis) et Illinsky (Schultz) dans une des plus impitoyables charges anticléricales qui soient. La veille d’une fête religieuse, le voleur et aventurier Korkis s’évade de prison. S’étant mêlé à la foule des fidèles, il se trouve sur le parvis du temple avec son complice Schultz. Au vu des richesses qui coulent dans les poches des serviteurs de l’église, il profite de la nuit pour pénétrer dans le temple. Cependant, Schultz, qui aurait dû lui rouvrir les portes du temple, ne peut le faire étant poursuivi par la police. Au petit matin, Korkis endosse alors les vêtements d’un saint et se présente à la foule comme Saint Jorgen descendu sur terre. Le commissaire de police le reconnaît et le dénonce au supérieur du temple. Pour confondre Korkis, le supérieur exige de lui un miracle qu’il effectue en « guérissant » le pseudo-boiteux Schultz. Pour se débarrasser de l’encombrant « saint », les pères du temple donnent à Korkis une indemnité confortable pour qu’il se taise, et un passeport pour l’étranger. Qui veut encore croire qu’Aelita (1924) est le meilleur film de Protazanov ?

Raymond Scholer